Pour me rendre au Balthazar Rooftop, j’ai pris un Uber. Son conducteur m’a donné sa recette pour combattre la Covid : une tisane de gingembre, miel, ail, curcuma, et clou de girofle. C’est le troisième Uber cette semaine qui me passe la recette. Ils écoutent tous la même radio ?
Le Professeur Bilam arrive en retard sur sa Harley Davidson Hydra Glide 1952, jeans impeccable, chemise blanche bien repassée, blouse professionnelle négligemment ouverte sur le poitrail bronzé. Quand il retire le casque vintage, sa chevelure blanche encadre le beau visage de prophète. Les micros se tendent. Il a l’air ennuyé, lassé. Il se livre à l’exercice de la conférence de presse sans plaisir, comme par obligation.
Des cris dans la foule tenue à distance des journalistes, quelques fans qui partagent leur passion pour le Professeur Bilam, et à peu près autant de détracteurs qui le haïssent avec tout autant de passion.
Il murmure juste pour lui-même mais le premier rang des journalistes l’a entendu : « Putain de Belaniam. Elle a tout fait pour que je n’assiste pas à cette conférence de presse. »
Joan, la journaliste du San Jose Mercury News, expliquera dans son article :
La moto du Professeur Bilam, qu’il appelle Belaniam, n’a pas voulu démarrer ce matin. Il a dû farfouiller dans le moteur pendant un bon moment. Est-ce que Belaniam ne voulait pas qu’il aille au Balthazar Rooftop où il nous avait donné rendez-vous ? Sa moto a-t-elle eu une prémonition ?
Je le questionne : Et, alors, ces chiffres ? Ils montrent l’inefficacité de votre protocole ?
Il ne répond pas.
Bilam a claironné qu’il détenait un remède miracle contre Covid19. D’autres professeurs l’ont traité de charlatan, d’escrocs. Sur Twitter, il s’est dit que Bilam avait « emprunté » sa molécule à un marabout africain qui proposait son remède sur internet pour quelques milliers d’euros. Bilam se serait contenté de faire analyser la molécule du marabout et de synthétiser le remède. Il a nié. Bien qu’installé dans le système, éminent membre des nantis et familier des puissants, il s’est vendu comme un rebelle, un hors-système. Ses fans sur Twitter ont écrasé les détracteurs.
Bilam a publié des résultats intermédiaires « prometteurs » dans un journal scientifique de seconde zone, ou même de troisième ou quatrième. Des chercheurs l’ont accusé de bidonner les données, d’utiliser une méthodologie pathétique indigne même d’un rapport de master. En plus de celui de politiciens populistes et de journalistes en quête de buzz, il a obtenu le soutien d’une foule d’inadaptés, de déclassés, de délaissés, mais aussi d’un grand nombre de personnes qui avaient juste besoin de croire en un avenir moins sombre. Sa popularité a explosé sur les réseaux sociaux. Son nombre de followers a dépassé le million pulvérisant celui de son concurrent, le professeur marseillais, un temps lui-aussi coqueluche des médias sociaux.
Moi aussi j’ai cru en Bilam. Après tout, si ça pouvait marcher… Au risque de perdre tout esprit critique, j’ai admis que, comme il l’affirmait, le visionnaire incompris avait découvert un remède simple et peu couteux quand toute la communauté scientifique était à la peine. Il avait réussi en cherchant ailleurs, en dehors des sentiers battus.
Depuis les premiers jours, j’étais pourtant un brin circonspect, moins à cause des prises de position contre Bilam de nombreux spécialistes mondiaux que parce qu’il refusait d’évaluer son remède avec les méthodes classiques. Mais bon, on pouvait bien oublier la bureaucratie dans une crise pareille. N’était-on pas à la guerre ? Un peu partout des médecins ont exigé de pouvoir utiliser son traitement. Les autorités de santé ont procrastiné.
Dommage pour lui, mais la réalité est têtue. Elle a contredit l’efficacité déclamée de son fameux remède. Et puis, des effets secondaires ont été mis en évidence. Des malades maltraités par son remède, leurs familles et celles de malades décédés, sont devenus de plus en plus bruyants sur le réseau.
Il a laissé supposer l’existence d’un complot mondial contre lui. Les motivations qu’il avançait paraissaient bien nébuleuses.
La vague de fond anti-Bilam a enflé sur Twitter, est devenue un tsunami. Lui qui avait manipulé les réseaux sociaux jusqu’ici avec autant de génie, s’est montré incapable de l’enrayer.
Le professeur s’apprête à parler. Il s’avance des micros. Il crie pour couvrir les voix hostiles de la foule un peu plus loin :
- Pourquoi n’autorisent-ils pas mon remède ? L’humanité périra parce qu’un incapable dans un bureau n’aura pas délivré sa signature en bas d’un formulaire.
- Selon l’OMS, des essais thérapeutiques ont montré que votre produit ne guérissait pas plus que le placébo et qu’il avait des effets négatifs importants, lui dis-je.
Après un long silence, tout ce qu’il arrive à répondre : Pow pow pow.
Peut-être a-t-il revu dans sa tête les chiffres, les courbes que lui avait préparées un étudiant, le meilleur parmi ses étudiants, le seul qui osait encore le contredire. Les chiffres avaient parlé. Pas de doute, il s’était planté. Il avait perdu. Il avait peut-être eu raison d’essayer, mais certainement tort de s’entêter. Comment pouvait-il reconnaitre aujourd’hui ses erreurs sans reconnaitre les dégâts causés par son obstination, les morts, le temps perdu pour tout le système ? Il ne serait plus le chouchou des médias, le plus célébré parmi ses pairs. Il allait devenir paria, celui dont on se moque.
Le professeur se tait. Un silence pesant de plusieurs secondes s’installe. J’ai le temps de penser qu’en des années de journalisme, je n’ai jamais assisté à un silence aussi lourd pendant une conférence de presse.
Finalement, les seuls mots qui sortent de sa bouche : Pow pow pow.
Tous les journaux vont bien retranscrire ce second « Pow pow pow ». Le silence se réinstalle. Les journaux divergeront sur le bruit ensuite. Pour les uns, un « bang », pour d’autres, « pan » ou « bam ».
Une inconnue est sortie de la foule pour se précipiter vers Bilam. Elle tenait à la main un truc qui ressemblait à une grosse lampe torche. Le porte-parole de la police nous expliquera plus tard qu’il s’agissait d’un Matador SS3000, un pistolet d’abattage pour les porcs et les bœufs.
Quand je l’ai vue, j’ai su qu’elle était déterminée et dangereuse. Elle allait poser son arme sur la tête de Bilam et l’assassiner.
Alors, quand elle est passée près de moi, j’ai étendu le pied. Elle a trébuché, elle est tombée sur sa cible, comme en l’embrassant maladroitement ; le coup est parti. Ça a fait bang, ou pan, ou bam. Deux policiers se sont précipités et ont maitrisé l'agresseuse.
On dira qu’elle était dérangée. On dira qu’elle n’avait pas supporté la mort de sa fille.
Le Professeur Bilam n’a été que très légèrement blessé.
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