vendredi 20 novembre 2020

12. L'ange rose

Comme les secours tardaient à arriver, son frère l’a porté sur son dos jusqu’aux urgences de l’hôpital voisin. Boris a été pris en charge presque immédiatement. Ça devait être sérieux.

Il s’est retrouvé dans un monde froid, aseptisé, dans une ruche où chaque geste tenait du ballet studieusement réalisé. Un ange qu’ils appellent Julie s’est penché vers lui et a posé les questions d’une mécanique bien huilée que seule la douceur de la voix sauvait de l’inhumanité ambiante. Elle et un autre ange l’ont appareillé, plongé sans transition dans un monde de machines barbares qui allaient, pendant des jours et des nuits, rythmer sa vie de leurs sons monotones.

Il ne comprend rien à ce qu’elles racontent. L’une dit « propos de folles ». Il comprendra plus tard qu’elle parle de « propofol », un anesthésique. L’autre dit « intu­bation ». Elles n’ont pas le temps de lui expliquer. La chose qui, à l’instant, lui manque le plus au monde, c’est Wikipédia pour savoir à quelle sauce il va être dégusté. Peut-être est-ce mieux qu’il ne sache pas.

La voix de Julie : On applique le masque facial. Monsieur, vous allez avoir une impression d’oppression… Allumage du respirateur… Induction en séquence rapide…

Est-ce que l’ange chantonne vraiment « De toutes les matières, c’est la ouate que je préfère » ? Est-ce cette musique dérisoire et obsédante qui accompagne ses plongeons entre les vagues de blanche ouate ?

Étrange sensation d’être le spectateur d’un film au script impénétrable, dont il est le héros muet. Entre lui et la mort, il n’y a plus que la machine, la voix de Julie, et ses mains qu’il imagine douces sous leurs gants. Sans la machine, il n’aurait aucune chance de survivre. Sans l’ange rose, il n’en aurait aucune envie.

Julie brosse délicatement le drap pour le débarrasser de quelques grains de poussière, avec une précision presque chirurgicale.

Le film ralentit, balbutie, s’arrête.

Il ne sait plus s’il vit un cauchemar ou si, déjà mort, il observe des pantins ridicules s’acharner sur son cadavre. Sur le ventre, sur le dos, le bruit, la douleur… Il souffre pour le corps martyrisé de cet autre qu’une infirmière couvre par pudeur ? Sur le ventre, sur le dos, le bruit, la douleur…

La magie de la blanche ouate.

Comme les secours tardaient à arriver, son frère l’a porté sur son dos jusqu’à cette plage de la Côte d’Opale, l’endroit que, à l’instant, il aime le plus au monde. Ce n’est pas simple pour Julie de gérer une hospitalisation en bord de mer, avec le sable qui s’insinue partout et l’exigence des marées. Dans la fraicheur matinale, la caresse du sable, la musique des vagues, sous les reflets du soleil et le souffle du vent, bercé par le chant de l’ange rose, il a peut-être une chance de s’en sortir.

Il a les yeux grands ouverts. Il sourit.

La voix de Julie : T’es défoncé, mec. Kétamine, anesthésique dissociatif aux propriétés cardiostimulantes. Elle peut entraîner des hallucinations. Oh, mais regardez-moi ça. Il bande. Je te fais autant d’effet ?

Il ne sait pas si les anges l’entendaient, mais il a psalmodié longtemps ces mots repêchés au fond de l’océan :

Non, non, non, non, Saint Éloi n'est pas mort
Non, non, non, non, Saint Éloi n'est pas mort
Car il bande encore
Car il bande encore

Oui. Tant qu’il bandait, il vivait encore.


Il est resté un temps indéfini en soins intensifs. Quand on l’a emmené ailleurs, Julie n’était pas là, sans doute son jour de repos. Quand le mercredi suivant, elle est rentrée dans ce qui était devenu "la chambre de Boris", elle a eu un pincement au cœur. Allait-on perdre la nouvelle malade comme d’autres avant elle, ou arriverait-on à la sauver ?

Le temps a passé. Il pense souvent à Julie, il n’a pas cherché à la revoir. Il est assez tordu pour espérer retomber malade juste pour retrouver la jeune femme. Pour retrouver la ouate blanche peut-être ? Mais, quelle est la probabilité qu’il replonge, qu’il finisse en réa, et que Julie soit chargée de la chambre où il atterrirait ?

Boris rêvait de sa plage de la Côte d’Opale. Il y revient avec des amis. Les semaines de réanimation sont loin. S’il s’essouffle encore très vite, si, de loin en loin, il sent comme une oppression sur la poitrine, il a repris son travail, s’est remis doucement à faire du sport. Il recommence à vivre presque normalement.

Une jolie jeune femme installée sur la plage pas très loin d’eux brosse délicatement sa serviette pour la débarrasser de quelques grains de poussière, avec une précision presque chirurgicale.

L’allure, les mouvements, le port de tête, la taille. Est-ce Julie ? Pas simple de la reconnaitre, il n’a jamais vu la jeune femme qu’harnachée, avec son masque de canard, ses grosses lunettes aux bords rouges, sa blouse bleue, sa cagoule, ses gants ? La seule partie nue de son corps, c’était son cou. Comment être certain que la belle femme assise à quelques mètres de lui, qui vient de lui sourire, soit Julie ?

Il s’approche d’elle. Il plonge son regard dans ses yeux, des yeux immenses comme la mer, las parfois dans son combat pour qu’il survive, profonds comme la nuit qui engloutit les malades. Il murmure : 

  • Julie, n’est-ce-pas ?

Elle sourit. Que peut-il faire pour la convaincre ? Alors, il chante :

Non, non, non, non, Saint Éloi n'est pas mort
Non, non, non, non, Saint Éloi n'est pas mort
Car il bande encore
Car il bande encore

Elle éclate de rire :

  • C’est la drague la plus surprenante qu’on ait jamais essayée sur moi. Ça marche des fois ce truc ?

À chacun son confinement

jeudi 19 novembre 2020

Tricot urbain


Quand la deuxième vague s’annonce, Kim, une jeune infirmière, se propose pour rejoindre le service Covid de son hôpital et plonge sans hésiter. Comme les autres, elle ne compte pas son temps et essaie d’oublier les détresses des malades qui s’accumulent, les morts qui suivent parfois.

Quand elle finit son service, elle rentre chez elle à pied. Elle a besoin de ce sas avant de retrouver Jules.

Sur le palier, elle se déshabille complètement remplissant un sac-fourre-tout prévu pour ça, le « tote bag de toutes les saletés », l’a nommé Jules. Un jour, l’adorable petit vieux qui partage leur pallier est sorti de chez lui quand elle est en tenue d’Ève. Il est resté plusieurs secondes, scotché, à la dévisager, avant de faire demi-tour. Enfin « dévisager » n’est sans doute pas le mot correct si on tient compte de la direction de son regard. Il avait l’air heureux et Kim s’est réjouie du petit plaisir qu’elle apportait.

Après s’être déshabillée sur le palier, Kim vide son sac dans la machine à laver avec le programme maximal avant de prendre une douche, elle aussi en programme maximal. Seulement après, elle se permet d’embrasser Jules.

Jules est responsable des lumières et du son dans un petit cirque. Autant dire que, dès le début du confinement, il s’est retrouvé au chômage technique. Très vite, il s’est ennuyé. Quand elle revient du travail, Kim est pressée d’avaler quelque chose et de se planter devant une série n’exigeant que quelques neurones en roue libre. Lui qui l’a attendue toute la journée est frustré, même s’il n’a évidemment pas le droit de se plaindre.

Il devient vital pour lui de se trouver une activité. Il commence à écrire un roman mais ça le saoule assez vite. Pour dessiner ou sculpter, il faudrait qu’il ait envie. Un puzzle de mille pièces de « Lumière et Couleur » de Turner et une peinture à numéros de « La Grande Vague » de Kanagawa arrivent à le mettre dans un tel état que Kim décrète un interdit absolu sur ces activités. Et puis, il tombe sur les aiguilles à tricoter de Kim, une passade oubliée au fond d’un tiroir. Il trouve des vidéos de tutoriels sur YouTube et en voiture : une maille à l’endroit, une maille à l’envers.

Bien sûr, au début, il est lent et les résultats, c’est n’importe quoi. Mais Jules est têtu, il s’améliore. Et puis, il se fait des amies sur des forums de tricots qui l’aident de leurs conseils sur des points aussi difficiles que de bien choisir sa laine.

Il est émerveillé par les topologies extraordinaires qu’on peut réaliser. Cela lui rappelle qu’il adorait la géométrie au lycée.

Quand on tricote des heures par jour, la production dépasse vite les besoins personnels. Il tricote des chandails, des chaussettes, des bonnets pour Kim, pour ses sœurs, ses neveux, ses amis… Il imagine même démarrer un e-commerce, mais créer un site web, ça n’a jamais été son truc.

Il a alors l’illumination : il va habiller la ville, y introduire de la couleur. Il tricote pendant la journée et le lendemain matin de bonne heure, il installe ses créations sur des statues, sur des poteaux de signalisation, des bancs, un peu partout dans son quartier. C’est sa participation modeste à la lutte contre la Covid. S’il ne peut pas soigner les malades, il peut au moins essayer d’apporter un peu de gaieté dans ce monde en pleine déprime.

Une de ses copines de tricot lui apprend qu’il n’a fait que réinventer le yarn bombing. Pas de traduction officielle en français, mais plusieurs : tricot urbain, tricot-graffiti ou tricotag.

Les gens malmenés par la pandémie ont besoin de cette lueur d’humanité. Il commence à être connu dans le quartier, à même faire des adeptes. Ça va jusqu’à un reportage sur FR3. Un expert du tricot urbain déclare son admiration pour Jules dans de doctes commentaires d’où il ressort que cet artiste génial s’inscrit dans un courant contemporain de l’art naïf, le « trivialisme abstrus ». Kim commente : « il est gentil, ma technique laisse encore beaucoup à désirer. » Faiblesse technique ou pas, Jules reçoit le prix Annette Messager d’Art Urbain à la plus grande stupéfaction de Kim. Le prix vient avec une tournée d’expositions dans quatre musées européens. Mais pour ça, il va leur falloir attendre la fin du confinement.

À chacun son confinement

 

mardi 17 novembre 2020

10. Les mille et une secondes

Ils sont invités à dîner chez Schéhérazade. Couvre-feu oblige, ils se mettent à table affreusement tôt. Comme d’habitude, la nourriture est extraordinaire : un « addasse polow », du riz aux lentilles avec des raisins secs, et la grande spécialité de Schéhérazade, le « koukou », à la fois une omelette et une tarte aux légumes, une tuerie.

Il est déjà l’heure de partir quand l’alcool commence à faire son effet et que la soirée s’anime. Les amis filent au gré des temps de trajets, d’abord les Ignymontains qui en ont pour plus d’une heure, puis le Sévrien, qui n’en a pas pour beaucoup moins. Ne reste plus que Charles qu’attend juste une traversée de Paris.

Quand il se lève pour prendre congé, Schéhérazade amène leur conversation sur la nouvelle saison de dix pour cent.

Quand il fait mine de partir pour la seconde fois, elle se décide à lui divulguer que Clotilde a un nouvel ami, le scoop. 

...

Le temps passe et à chacune des tentatives de départ de Charles, elle découvre un nouveau sujet.

Quand il a déjà son manteau sur le dos et la main sur la poignée de la porte, Schéhérazade se lance :

  • Je ne sais pas si c’est le moment pour te parler de ça. Nous nous connaissons depuis des années... Tu te souviens de notre premier dîner, seuls tous les deux... C’était une terrasse, rue Daguerre.
  • Bien sûr, je m’en souviens.
  • Au moment de nous quitter…
  • Oui ?
Charles a presque ajouté : « allez, accélère ! » Elle hésite une longue seconde :
  • Qu’aurais-tu fait si je…
  • Oui ?
  • Si je t’avais embrassé…
Il comprend bien qu’elle ne parle pas de bises sur la joue mais de joindre délicatement leurs deux bouches. Il se souvient combien il attendait cela, combien il le désirait, mais il n’avait pas osé faire le premier pas. Elle émettait des signaux contradictoires : j’aimerais – je ne préfèrerais pas. Il a eu peur de se planter, peur du ridicule.

Schéhérazade finit par rompre le silence :
  • Laisse tomber. On parlera de cela une autre fois. Tu vas planter le couvre-feu.
C’est à son tour à lui d’hésiter. Et puis il se lance :
  • J’avais très envie de t’embrasser. Tu aurais pu être plus explicite.
  • Je t’ai dit que j’étais timide et que j’aimais que le garçon fasse le premier pas.
  • Je t’ai dit que j’avais peur de passer pour un dragueur lourdingue et que je préférais que la fille fasse le premier pas. Au minimum, tu aurais pu montrer clairement que tu étais intéressée.
  • J’ai cru le montrer.
Ils se taisent, rejouant dans l’instant des moments de ce repas, les doutes d’alors. Plus de dix ans ont passé. Chacun des deux a connu des relations, des séparations. Ils sont conscients que tout aurait pu basculer ce jour-là. Le regret est établi des deux côtés.

Elle est honnête, trop comme toujours :
  • Je ne suis plus amoureuse de toi.
  • Moi non plus.
Il ajoute après une hésitation
  • Mais, peut-être le couvre-feu nous offre-t-il une seconde chance.
Ils rejoueront souvent cet échange. Elle dira, à juste titre, que c’est elle qui a gagné du temps pour l’obliger à rester. Lui maintiendra qu’il avait compris son manège et qu’il l’a bien aidée.

Ils ne savent pas que mille et une secondes ont passé depuis qu’ils ont parlé de dix pour cent, c’est-à-dire seize minutes et quarante et une secondes. Ils se doutent bien qu’il est maintenant trop tard pour qu’il puisse rentrer chez lui en respectant le couvre-feu.

Elle sourit :
  • Tu n’as plus qu’à dormir ici.
  • Ton divan est inconfortable, proteste Charles.
  • Qui te parle du divan ? conclut Schéhérazade. 
 

dimanche 15 novembre 2020

9. Un virus facétieux

Un jour il a fallu choisir son camp : d’un côté ceux qui méprisaient le virus et hurlaient que le gouvernement mettait en péril les libertés les plus fondamentales, de l’autre ceux qui cédaient à la panique et ne comprenaient pas le laxisme de ce même gouvernement, incapable de protéger la santé des français.

C’est l’histoire d’un couple qui s’est divisé sur le sujet.

Elle a clairement choisi le camp du mépris, celui des inconscients, essayant plus ou moins inconsciemment de vivre comme si la Covid n’existait pas. Bien coaché par son époux, elle connaissait par cœur les gestes barrières et les règles de distanciation physique. Cela ne l’empêchait pas de sortir une fois sur deux sans masque. Quand on le lui faisait remarquer, elle récupérait un vieux machin qui trainait depuis des jours dans sa poche, qu’elle mettait n’importe comment, bien sûr. Elle faisait partie de ces personnes qui ne pouvaient s’empêcher de proposer la poignée de main. Il lui arrivait même de biser furtivement des personnes aussi insouciantes qu’elle : « on enlève ces machins et on s’en claque deux » ou « encore deux que Covid n’aura pas ! »

Elle ne se lavait pas plus les mains qu’avant la crise sanitaire, c’est dire qu’elle se les lavait rarement. En plus, elle se les lavait en deux temps trois mouvements, « tchic tchac » comme on apprend qu’il ne faut pas faire dans les écoles, bien loin des deux happy birthdays ou même d’un seul. Et le reste était à l’avenant.

Au contraire, il avait choisi le camp des raisonnables, celui des pétochards, comme elle disait. Il se complaisait dans l'obsession de tenir la Covid à distance. Il lisait tout ce qu’il trouvait sur l’épidémie. Il se lavait les mains cent fois par jour, à chaque fois religieusement, 30 secondes minimum avec tous les gestes, et partout, la paume, le dos, les doigts, dessus, dessous, les bouts, les ongles… Et quand il avait fini, il se rinçait bien les mains et recommençait. C’est seulement après le second lavage qu’il se les séchait avec des mouchoirs en papier avant de les frotter au gel hydroalcoolique.

Il utilisait des masques papiers qu’il changeait chaque fois qu’il les frôlait de ses doigts et ne gardait jamais plus d’une heure. Il refusait les invitations de ses amis, ne mettait plus les pieds dans les cafés, pas même en terrasse, ni dans son club de gym ou au cinéma. Plus de spectacle, d’expo… L’idée d’approcher des gens lui paraissait tenir de l’absurdité. Il n’allait plus dans les magasins, et quand il se faisait livrer quelque chose, il le gardait deux jours en quarantaine avant de le déballer. Pas évident, pour les produits frais.

Comment partager un appartement de 50 m2 quand on a des points de vue aussi radicalement antinomiques ? C’est difficile. Pour voir le coté positif, avec un appart de 30, ça aurait été impossible.

Il a séparé le salon en deux zones avec une bande jaune agrafée sur la moquette pour matérialiser la frontière. Il a annexé la cuisine. Du coup, elle ne touchait plus à la préparation des repas et au linge. Elle s’est bien gardée de souligner qu’elle s’était battue pendant des années pour qu’ils partagent ces tâches ménagères. Ce que des années de combat féministe n’avait pu réaliser, la Covid avait réussi en quelques semaines. Mais toute chose à un prix : les sous-vêtements de madame n’ont pas apprécié les lavages à 60 degrés.

Il a aussi annexé la chambre mettant en avant son mal de dos. Quand elle a râlé, il a fait remarquer que la télé et la cave à vin se trouvaient dans sa partie du salon à elle tout comme le divan. De quoi se plaignait-elle ? Elle a accepté. La salle de bain posait problème. Il s’est également attribué la cuvette de WC et le lavabo, ne lui concédant que l’usage partagé de la douche qu’elle était censée laver à la javel après chaque usage. Comme lui-même la nettoyait avant et après chaque usage, la douche n’a jamais été aussi propre. On notera qu’elle n’avait accès à aucun évier, qu’elle devait se laver les dents dans la douche, et que cela ne l’encourageait pas à se laver les mains plus souvent. Il lui a laissé royalement la jouissance du WC séparé et du tout petit bureau où il ne mettait de toute façon jamais les pieds avant la Covid.

Pour ce qui est de la petite moitié féminine de l’appartement, un demi-salon, le bureau et le WC, la propreté a vite laissé à désirer. Quand il râlait, elle répondait : « Tu n’y vas pas, alors camembert ».

Sa crainte obsessionnelle du virus le conduisait à se scruter le nombril en permanence en quête du moindre soupçon de symptôme. Il s’est mis complètement en télétravail, prétextant être personne à risque pour ne plus mettre les pieds dans l’entreprise qui l’employait. Quel risque ? L’hypocondrie est-elle facteur de risque pour la Covid ?

Elle s’est réveillée un matin avec un mal de crane. Il a exigé qu’elle se fasse tester. Elle a trouvé cela idiot, mais il y semblait vraiment y tenir. Elle a jugé que l’invasion d’un écouvillon dans ses cavités nasales était un prix raisonnable pour maintenir la paix du ménage. Par une vengeance des plus mesquines, elle a cependant demandé qu’il se fasse aussi tester. Elle n’a pas eu à insister.

Elle a reçu les résultats par courriel. Elle était négative et lui… positif.

Elle a été prise d’un fou rire énorme. Le virus était imprévisible, injuste, sans pitié – on le savait – mais elle le découvrait facétieux, immensément drôle. Elle a essayé de retrouver un semblant de sérieux mais elle ne pouvait s’empêcher de pouffer à s’étrangler. Sa crise de rire qui semblait ne pas vouloir cesser l’a conduite aux larmes. A son époux qui lui demandait pourquoi elle riait comme une folle, elle n’a su quoi répondre.

À chacun son confinement

vendredi 13 novembre 2020

8. La prochaine vague




Mia aimerait qu’elle arrive cette troisième vague ; ya rien de pire que d’attendre Godot. Samuel préfèrerait pas ; il a peur des hôpitaux qui refusent les malades, peur surtout de ne plus rien avoir à cloper et à picoler.

Quand ils n'ont plus rien eu, ils ont préféré la rue que de demander de l'aide.  Ils savaient que ce serait dur. Ils n'ont pas été déçus.  A leur âge, avec le virus et le froid, il est probable que la prochaine vague sera pour eux la der des ders. 

Ils n’ont pas de tune pour acheter des masques. Ceux qu’on leur a donnés sont sales et ils n’ont pas de machine pour les laver à 60 degrés ou à quelque température que ce soit, pas d’endroit pour se laver les mains ou le reste. Ils n’ont rien pour tenir Covid à distance. Les gestes barrières ? Expliquez leur comment on fait dans la rue ! Si on leur offre de partager une bouteille de bière, de pinard, ils ne sont pas Crésus pour refuser. Et les poignées de main sont trop rares pour qu’ils les boudent.

Un jour, Mia et Samuel en ont eu marre de leur tente humide et froide dans le passage sous les Magasins généraux. Ils avaient besoin d’autre chose, de voyager... Ils ont découvert la maison de leurs rêves dans une petite rue tranquille, rive Gauche. Cela n’a pas été compliqué d’entrer. Ils s’y sont installés pour attendre la troisième vague. Les rares voisins qui se sont aperçus de leur présence, les ont acceptés sans poser de question. 

Au début, Samuel ne voulait pas rester : c'est pas chez nous ; on n'a pas le droit. Mia a trouvé l'argument pour le convaincre : tu crois que c'est juste ces milliers de mètres carrés inoccupés et nous dans le froid ?

Mais il n'y a pas que ça qui inquiète Samuel. 

Il fait souvent le même cauchemar.  Une légiste qui ressemble à Bones, l’anthropologue de la série télé, arrive avec son équipe pour fouiller le jardin à la recherche de cadavres. Elle dit en français :

  • Je sens au fond du jardin la présence de deux corps. Un couple. Elle a 74 ans et lui 76. Morts récemment. Vous êtes certains qu'il n'y avait personne dans cette maison quand vous êtes arrivés ?
  • Non Madame, répond Mia. Elle était vide.

Le plus souvent, Bones ne trouve rien. Parfois, Samuel se réveille en sueur.

Quand il raconte à Mia, celle-ci rigole : « Te prends pas la tête, my love. Profite du toit, du lit, de la télé, de la cuisine, de la salle de bain… C’est pas tout le monde qu’a  ça. » 

Dans un autre cauchemar, il répond aux questions d’une juge qui ressemble à celle de « Boulevard du Palais » :

  • Votre épouse nous dit que vous avez enterré au fond du jardin le couple qui habitait la maison quand vous êtes arrivés. Est-ce que vous continuez à nier ?
  • Madame la Juge, Mia raconte parfois n’importe quoi. Je crois que la maison était vide quand nous sommes arrivés.
  • Vous croyez ? Vous n'en êtes pas certain ?
  • Je ne sais plus.  Je ne me souviens plus. Vous savez avec les années, j’ai des pertes de mémoire. Il m’arrive même de tomber.

À chacun son confinement

mardi 10 novembre 2020

7. Le marabout en blouse blanche

 


Pour me rendre au Balthazar Rooftop, j’ai pris un Uber. Son conducteur m’a donné sa recette pour combattre la Covid : une tisane de gingembre, miel, ail, curcuma, et clou de girofle. C’est le troisième Uber cette semaine qui me passe la recette. Ils écoutent tous la même radio ?

Le Professeur Bilam arrive en retard sur sa Harley Davidson Hydra Glide 1952, jeans impeccable, chemise blanche bien repassée, blouse professionnelle négligemment ouverte sur le poitrail bronzé. Quand il retire le casque vintage, sa chevelure blanche encadre le beau visage de prophète. Les micros se tendent. Il a l’air ennuyé, lassé. Il se livre à l’exercice de la conférence de presse sans plaisir, comme par obligation.

Des cris dans la foule tenue à distance des journalistes, quelques fans qui partagent leur passion pour le Professeur Bilam, et à peu près autant de détracteurs qui le haïssent avec tout autant de passion.

Il murmure juste pour lui-même mais le premier rang des journalistes l’a entendu : « Putain de Belaniam. Elle a tout fait pour que je n’assiste pas à cette conférence de presse. »

Joan, la journaliste du San Jose Mercury News, expliquera dans son article :

La moto du Professeur Bilam, qu’il appelle Belaniam, n’a pas voulu démarrer ce matin. Il a dû farfouiller dans le moteur pendant un bon moment. Est-ce que Belaniam ne voulait pas qu’il aille au Balthazar Rooftop où il nous avait donné rendez-vous ? Sa moto a-t-elle eu une prémonition ?

Je le questionne : Et, alors, ces chiffres ? Ils montrent l’inefficacité de votre protocole ?

Il ne répond pas.

Bilam a claironné qu’il détenait un remède miracle contre Covid19. D’autres professeurs l’ont traité de charlatan, d’escrocs. Sur Twitter, il s’est dit que Bilam avait « emprunté » sa molécule à un marabout africain qui proposait son remède sur internet pour quelques milliers d’euros. Bilam se serait contenté de faire analyser la molécule du marabout et de synthétiser le remède. Il a nié. Bien qu’installé dans le système, éminent membre des nantis et familier des puissants, il s’est vendu comme un rebelle, un hors-système. Ses fans sur Twitter ont écrasé les détracteurs.

Bilam a publié des résultats intermédiaires « prometteurs » dans un journal scientifique de seconde zone, ou même de troisième ou quatrième. Des chercheurs l’ont accusé de bidonner les données, d’utiliser une méthodologie pathétique indigne même d’un rapport de master. En plus de celui de politiciens populistes et de journalistes en quête de buzz, il a obtenu le soutien d’une foule d’inadaptés, de déclassés, de délaissés, mais aussi d’un grand nombre de personnes qui avaient juste besoin de croire en un avenir moins sombre. Sa popularité a explosé sur les réseaux sociaux. Son nombre de followers a dépassé le million pulvérisant celui de son concurrent, le professeur marseillais, un temps lui-aussi coqueluche des médias sociaux.

Moi aussi j’ai cru en Bilam. Après tout, si ça pouvait marcher… Au risque de perdre tout esprit critique, j’ai admis que, comme il l’affirmait, le visionnaire incompris avait découvert un remède simple et peu couteux quand toute la communauté scientifique était à la peine. Il avait réussi en cherchant ailleurs, en dehors des sentiers battus.

Depuis les premiers jours, j’étais pourtant un brin circonspect, moins à cause des prises de position contre Bilam de nombreux spécialistes mondiaux que parce qu’il refusait d’évaluer son remède avec les méthodes classiques. Mais bon, on pouvait bien oublier la bureaucratie dans une crise pareille. N’était-on pas à la guerre ? Un peu partout des médecins ont exigé de pouvoir utiliser son traitement. Les autorités de santé ont procrastiné.

Dommage pour lui, mais la réalité est têtue. Elle a contredit l’efficacité déclamée de son fameux remède. Et puis, des effets secondaires ont été mis en évidence. Des malades maltraités par son remède, leurs familles et celles de malades décédés, sont devenus de plus en plus bruyants sur le réseau.

Il a laissé supposer l’existence d’un complot mondial contre lui. Les motivations qu’il avançait paraissaient bien nébuleuses.

La vague de fond anti-Bilam a enflé sur Twitter, est devenue un tsunami. Lui qui avait manipulé les réseaux sociaux jusqu’ici avec autant de génie, s’est montré incapable de l’enrayer.

Le professeur s’apprête à parler. Il s’avance des micros. Il crie pour couvrir les voix hostiles de la foule un peu plus loin :

  • Pourquoi n’autorisent-ils pas mon remède ? L’humanité périra parce qu’un incapable dans un bureau n’aura pas délivré sa signature en bas d’un formulaire.
  • Selon l’OMS, des essais thérapeutiques ont montré que votre produit ne guérissait pas plus que le placébo et qu’il avait des effets négatifs importants, lui dis-je.

Après un long silence, tout ce qu’il arrive à répondre : Pow pow pow.

Peut-être a-t-il revu dans sa tête les chiffres, les courbes que lui avait préparées un étudiant, le meilleur parmi ses étudiants, le seul qui osait encore le contredire. Les chiffres avaient parlé. Pas de doute, il s’était planté. Il avait perdu. Il avait peut-être eu raison d’essayer, mais certainement tort de s’entêter. Comment pouvait-il reconnaitre aujourd’hui ses erreurs sans reconnaitre les dégâts causés par son obstination, les morts, le temps perdu pour tout le système ? Il ne serait plus le chouchou des médias, le plus célébré parmi ses pairs. Il allait devenir paria, celui dont on se moque.

Le professeur se tait. Un silence pesant de plusieurs secondes s’installe. J’ai le temps de penser qu’en des années de journalisme, je n’ai jamais assisté à un silence aussi lourd pendant une conférence de presse.

Finalement, les seuls mots qui sortent de sa bouche : Pow pow pow.

Tous les journaux vont bien retranscrire ce second « Pow pow pow ». Le silence se réinstalle. Les journaux divergeront sur le bruit ensuite. Pour les uns, un « bang », pour d’autres, « pan » ou « bam ».

Une inconnue est sortie de la foule pour se précipiter vers Bilam. Elle tenait à la main un truc qui ressemblait à une grosse lampe torche. Le porte-parole de la police nous expliquera plus tard qu’il s’agissait d’un Matador SS3000, un pistolet d’abattage pour les porcs et les bœufs.

Quand je l’ai vue, j’ai su qu’elle était déterminée et dangereuse. Elle allait poser son arme sur la tête de Bilam et l’assassiner.

Alors, quand elle est passée près de moi, j’ai étendu le pied. Elle a trébuché, elle est tombée sur sa cible, comme en l’embrassant maladroitement ; le coup est parti. Ça a fait bang, ou pan, ou bam. Deux policiers se sont précipités et ont maitrisé l'agresseuse.

On dira qu’elle était dérangée. On dira qu’elle n’avait pas supporté la mort de sa fille. 

Le Professeur Bilam n’a été que très légèrement blessé.

À chacun son confinement

lundi 9 novembre 2020

6. Tout le monde à la campagne

 
Jaén en avait soupé de Paris. Comme énormément de parisiens, pendant le confinement, il s’était juré de partir une fois la crise passée. Il l’a fait. Il a entraîné avec lui sa compagne Aïcha, moyennement convaincue, et leurs deux grandes filles. Ils se sont établis à Ouffières, un petit village de Suisse normande.

La Suisse normande, à la rencontre du massif armoricain avec ses vieilles roches coriaces et du bassin parisien tout de jeunesse et de tendresse. Ils auraient dû pousser jusqu’en Armorique pour y trouver un vrai pays, une meilleure alternative à Paris que cette Suisse normande jolie mais aux contours mal définis, à l’existence plus publicitaire qu'authentique. La Suisse, c’est ailleurs. On devrait parler plutôt du charme du Val d’Orne, de sa douceur, de sa tranquillité.

Avec leurs économies, ils ont acheté une vieille ferme qu’ils ont retapée en gite rural. Ils ont acheté de super vélos et écumé la région, des canoés pour profiter de l’Orne et de ses affluents, des graines pour le jardin potager qu’ils ont démarré. Ils ont planté des arbres fruitiers. Ils sont devenus bio et flexitariens. Jaén a proposé un sevrage de télé et d’internet, Aïcha a haussé les épaules, les filles se sont révoltées : le bout du monde, ok pour un temps, mais sans Insta, Snap et WhatsApp, au secours ! Elles ont installé une tente près de la route, là où la 4G est la moins poussive.

Le gite peinait à tenir ses promesses. Jaén a télétravaillé pendant quelque temps pour l’entreprise de pompes funèbre parisienne qui l’employait avant le déména­gement. Mais les quelques missions qu’ils lui ont accordées se sont épuisées. Comme Aïcha n’a pas trouvé de boulot dans le coin, ils se sont retrouvés tous les deux au chômage.

Aïcha s’ennuyait à mourir sans amis, sans magasins, sans troquets, sans théâtres, sans tout ce qu’elle adorait de Paris. Quand elle a découvert que l’aînée des filles fréquentait des loubards du village, plus vieux qu’elle, très chômeurs, un peu dealers aussi, elle a pris ses cliques, ses claques et ses deux filles pour se rapatrier à Meudon, chez ses parents.

Le couple a résisté. Elles passaient les vacances scolaires à Ouffières. Il les retrouvait pour quelques jours en région parisienne quand le gite n’avait pas de client, ce qui était fréquent, et quand ses finances le lui permettaient, ce qui était bien plus rare. A sa grande surprise, ses amis ne s’intéressaient, mais alors pas du tout, à la vie à Ouffières. Quand on pense que, pendant le confinement, la plupart d’entre eux parlaient de quitter Paris.

A quoi Jaén passait-il ses journées à Vacheland ? Il aurait été bien embarrassé de le dire. Il ne touchait plus au vélo ni au canoë. Il ne voyait presque personne. Il lisait de moins en moins. Il regardait bien quelques séries américaines, mais avec modération. Il faisait le minimum syndical dans le potager. Est-ce qu’il s’ennuyait ? Pas particulièrement. Aurait-il considéré d’abandonner le gite ? Pas vraiment. Pourtant la Suisse normande dont il avait adoré les paysages lui sortait véritablement par les oreilles. Ce vert, toutes ces nuances de vert, il ne supportait plus.

Les gendarmes sont venus l’arrêter un petit matin. Il a reconnu ses délits. Oui, il était bien à l’origine des départs de feu dans la région depuis plusieurs semaines. Les gendarmes ont pensé à un acte terroriste. Mais, il a nié :
  • Je ne suis pas converti à l’Islam. Ce n’est pas parce que mon épouse s’appelle Aïcha qu’on est islamiste. N’importe quoi ! On n’a pas de Coran chez nous et on boit de l’alcool. On est flexitariens, mince !
  • Alors pourquoi avez-vous déclenché ces incendies ?
  • Je voulais changer les couleurs des paysages. Je ne supportai plus ce vert, tous ces verts différents.
  • Du vert, a demandé le gendarme interloqué qu’on puisse haïr le vert.
  • Vert gazon, vert forêt, vert foncé, vert pâle, vert épinard, vert amande…
  • Verdâtre, vert caca d’oie clair ou foncé ? a proposé le gendarme. 
  • Je n’en pouvais plus de tout ce vert.

À chacun son confinement

 

samedi 7 novembre 2020

5. A chacun sa ZAD

 

Adèle et Loïs sont restées confinées longtemps. Finalement, elles aimaient ça. Du temps à passer ensemble, à s’aimer sans les pressions, les agressions parfois des autres.

Adèle retrouve chacun de ses étudiants séparément par Skype, une fois par semaine. Elle a 5 étudiants, donc un par jour et rien le week-end. Elle leur parle tôt le matin. C’est un peu bizarre parce que le studio n’est pas très grand. Elle est assise au bout du lit et elle cache de son corps celui de Loïs qui dort encore.

Le reste du temps, Adèle se fait plaisir avec la recherche. Elle a repris ses notes sur P=NP, le graal des informaticiens. Elle a replongé dans le problème, a tourné autour, l’a attaqué de front, contourné, a essayé de le prendre par surprise... Elle n’a presque pas dormi pendant des jours, des semaines. Elle a grappillé de petites victoires, accumulé des défaites qui étaient autant de mini-progrès. Comme disait son directeur de thèse, « tant que ça bouge, il y a de l’espoir ». Et puis un jour, elle a entraperçu une lueur au bout du tunnel. Elle s’est acharnée, cramponnée, entêtée jusqu’à tenir sa preuve.

Ensuite, elle a passé des semaines à rédiger, relire et corriger des centaines de pages de symboles. Elle alternait moments de doutes et d’euphorie. Une imprécision devenait une faille béante qu’elle comblait au bulldozer ou à la petite cuillère. Loïs était là pour lui redonner confiance quand elle n’y croyait plus. Enfin, Adèle a été suffisamment convaincue pour envoyer sa preuve par courriel à quelques spécialistes.

Son rêve : pour les informaticiens du monde, 2020 ne serait pas l’année du Covid mais celle de la preuve par Adèle que P=NP.

Cela se serait peut-être passé comme ça… si les spécialistes avaient pris la peine de lire son mémoire. Mais qui a envie de passer des jours à vérifier la preuve d’une quasi-inconnue déclarant avoir résolu le problème qui a tenu les plus grands en haleine ?

On ne saura jamais si la preuve d’Adèle est correcte.

L’entreprise de Loïs l’a mise en chômage technique et du coup, elle a beaucoup de temps pour elle. De sa vie, elle n’a cuisiné autre chose que des spaghettis trop cuits ou des merguez au barbecue. Elle décide de découvrir la gastronomie. Pendant plusieurs semaines, elle copie religieusement les recettes de Cyril Lignac sur M6. Chaque weekend, elle commande les ingrédients qu’il suggère pour la semaine, des ustensiles aussi sur Internet parce qu’elle n’a rien. Avant l’émission, elle pèse, épluche, prépare. Puis, elle « fait ». Tartine œuf mimosa, wok de légumes, velouté de carottes au curcuma, pancakes banane caramel, risotto de coquillettes de jambon parmesan. Cela tombe bien pour Loïs, Adèle est gourmande, bon public, toujours prête à tester, à dévorer la cuisine de son amie même quand c’est un peu raté, sans ménager ses compliments.

Et puis, un jour, Loïs se lance à inventer ses propres recettes. Elle consulte des milliards de pages sur la toile, boit comme un trou pour rencontrer l’inspiration, fume aussi comme un pompier même si, avec le confinement, il est devenu difficile de trouver une beuh décente. Elle fouille ses tripes pour y trouver des images enfouies au plus profond d’elle-même, des goûts, des sensations à reproduire dans ses créations. Elle laisse parler le hasard. Elle crée, corrige, essaie, détruit. Elle martyrise ses casseroles, les use, les abuse, explorant les profondeurs des produits. Elle marrie à la solide tradition française des inspirations indiennes, maghrébines, crétoises. Et puis un jour, elle entraperçoit une lueur au bout du tunnel.

Dix fois, cent, elle remet sa recette sur le métier avec Adèle comme seule cobaye. Des tentatives révolutionnaires échouent. Le sens critique la fait gommer, recommencer. Enfin, un jour, elle décide qu’elle a découvert la plus géniale de toutes les recettes.

Son rêve : elle ouvrira un restaurant avec ce plat unique, elle au fourneau et Adèle dans la salle. TripAdvisor le classera meilleur restaurant de Paris.

Pas de chance, les banques ont refusé le prêt qui leur aurait permis de se lancer. Quelles étaient les chances de succès de novices quand des masses de restaurants déposaient leur bilan ? Les amis et la famille n’ont pas non plus assez cru dans leur projet pour le financer.

On ne saura jamais si la recette de Loïs aurait pu rejoindre au panthéon de la cuisine, la pizza, le curry de légumes et la shakshuka.

Adèle et Loïs habitent maintenant une ZAD où elles cultivent leur jardin et leurs serres, leurs légumes, leurs fruits, leur propre beuh. Elles lisent beaucoup. Elles font de la céramique, du rotin, un peu de menuiserie. Adèle ne touche plus aux mathématiques et si Loïs va à la cuisine, c’est pour laver la vaisselle ou passer la serpillère. Est-ce que quelque chose leur manque ? Elles disent que non. Et quand on les voit aussi heureuses, on est bien obligé les croire. 



jeudi 5 novembre 2020

4. La voisine d’en face



 
La concierge remarque que des colis s’accumulent depuis des semaines sur le palier de Bernard, le locataire du 4ème. Comme c’est l’été, ça commence à empuantir la cage d’escalier. Elle se demande si Bernard est mort et prévient la police. Une jeune inspectrice qui s’ennuie, Konan, se déplace.

Konan, qui regarde trop de séries, crochète la porte de l’appartement. A l’intérieur tout est impeccablement bien rangé et ça pue le renfermé. Elle contacte les hôpitaux à tout hasard. Rien ! Elle appelle le supermarché du coin dénoncé par la marque sur les cartons devant la porte. Le gérant explique : Ce client passe toujours ses commandes par internet, chaque semaine, 4 semaines à l’avance ; il est livré chaque vendredi et cela dure depuis plus de 3 ans… Oui, j’ai bien dit 3 ans… C’est une légende pour notre supermarché.

La concierge confirme : Bernard n’est pas sorti de chez lui depuis plus de 3 ans, depuis le Premier Confinement.

Konan aimerait comprendre pourquoi quelqu’un se confine pendant aussi longtemps. Même si ses souvenirs des confinements se sont estompés, elle se souvient combien ces temps ont été difficiles pour elle. Elle découvre un répertoire papier qui traine sur un bureau, un de ces vieux trucs que personne n’utilise plus. Ça devrait peut-être lui permettre de savoir ce qu’est devenu Bernard.

Elle commence par l’entrée maman du répertoire. Une voix jeune : « Il n’appelle jamais. Il n’a jamais été très affectueux. Je ne lui ai pas parlé depuis une paye, le confinement peut-être. Je me suis même demandé s’il était mort du virus. » Et la mère n’a pas cherché à savoir ? Le père de Bernard est mort l’année juste avant le confinement.

L’entrée elle du répertoire : « Bernard était mon petit ami ; les premiers jours du confinement, il m’appelait plusieurs fois par jour, et puis il a arrêté. » Comme Konan insiste, la jeune femme ajoute : « Ah oui, j’aurais pu appeler moi aussi. » Elle aurait pu ?

Sur le bureau, Konan remarque aussi un cahier. Chaque ligne consiste en quelques caractères. Le cahier commence comme cela : « Je suis entré », « en confinement », « le 17 mars »…

Je suis entré - en confinement - le 17 mars - 2020. J’obéis - rigoureusement - aux règles - de distanciation - sociale. - Je ne sors - jamais de - mon appartement. - Difficile - de se faire - livrer. - La jolie - brune de - l’autre - côté de - la cour m’a - fait un signe - de la main…

C’est tout bêtement un journal de confinement, un journal insipide, ennuyeux. Seule la forme est intéressante. Konan découvre assez vite sa règle : Bernard s’est fixé une limite de 7 caractères par semaine. Quand il arrive au septième caractère, il finit le mot courant et il s’arrête. Ce n’est pas un stakhanoviste de l’écriture, Bernard.

Des dates de loin en loin permettent de s’y retrouver. Konan surfe le temps pour découvrir la fin de l’histoire. Au détour des pages, elle comprend que Bernard se satisfait du confinement, qu’il s’y plait finalement plus que dans la vie d’avant, qu’il n’a pas l’intention de faire autre chose tant que l’héritage de son père tiendra. Konan est impressionnée par le vide sidéral de la vie sociale de Bernard. Ça ne semble pas gêner le reclus de ne voir personne si ce n’est de loin en très loin cette voisine qui lui fait signe de l’autre côté de la cour. Il enregistre qu’un compagnon s’installe chez elle, que celui-ci disparait après quelques mois. Enfin, il se passe quelque chose : Bernard parle à la voisine ! Konan se dit qu’il serait temps après des années de voisinage.

Les derniers mois, Bernard parle plusieurs fois de la voisine, qui gagne un nom « Amélie ». Le suspense est insupportable, à quelques caractères par semaine, jusqu’à la dernière entrée… où il s’autorise à violer sa limite de nombre de caractères : « Je pars demain avec Amélie. » Ce n’est peut-être pas un bourreau de travail en termes d’écriture, mais c’est un bourreau des cœurs, Bernard.

Konan cherche à joindre Amélie qui est prof dans un collège du 9-3, fermé pour les vacances. La mère de la jeune femme, ses amis ne savent pas où elle est. Ils sont inquiets ; cela ne lui ressemble pas du tout de rester aussi longtemps sans donner de ses nouvelles.

Konan aimerait croire au happy end amoureux, penser qu’Amélie et Bernard sont partis en voyage de noce, pourquoi pas à Venise. 

lundi 2 novembre 2020

3. Josette des Ephad

C’est l’histoire de Josette qui a eu la chance de vivre longtemps, très longtemps, suffisamment longtemps pour finir sa vie dans un Ephad. On ne va pas la plaindre, son Ephad est un trois étoiles, avec de grandes chambres et un beau parc. Finalement, elle n’y est pas si malheureuse. Bien sûr, elle aimerait bien être encore jeune ; mais ça, ce n’est pas possible. Alors, elle ne se plaint pas plus que ça… jusqu’au Covid.

Elle s’est vite retrouvée confinée. Comprendre par là qu’elle n’avait plus le droit de sortir de sa chambre, qu’elle ne voyait plus personne à part infirmières et aides-soignantes. Entourée de héros de la deuxième ligne de front, elle a plongé dans un ennui mortel vite teinté d’une ombre de paranoïa. Sa résidence avait mué en camp d’internement. On la punissait d’être exigeante, « chiante » comme elle avait entendu l’une de ses tortionnaires se plaindre à une autre.

À la télé, on ne parlait plus que de Covid19. Au secours ! De toute façon, à 95 ans, qu’avait-elle à craindre ? Qu’est-ce qui aurait pu être pire que de rester seule dans sa chambre, à manger des repas encore plus insipides et froids que d’habitude, à sentir ses muscles s’ankyloser, ses neurones se nécroser l’un après l’autre ? Tout ça pour ça, pour un Covid de rien du tout qu’elle attrapât de toute façon.

Résultat des courses, elle fut exfiltrée vers une clinique incertaine, des heures d’ambulances. Comme elle n’entendit pas, ne comprit pas les explications qu’on lui donnait, elle trouva sa propre interprétation : on me transfère en catimini dans un mouroir pour m’y laisser crever parce que je suis vieille, inutile, trop conne.

Alors elle fit la seule prière qu’elle connaissait et attendit la mort.

Seule, hors de sa zone de confort, de son monde à elle, elle ne comprenait pas de quels médicaments on l’abreuvait. Des kinés insistaient pour lui infliger des tortures presque quotidiennement. Elle avait égaré son sonotone. Et le pire peut-être, son téléphone mobile ne fonctionnait plus et personne ne prit le temps de le faire marcher.

Le temps passa et Josette ne mourut pas. Contre toute attente, contre les statistiques, elle s’accrocha. Il faut croire qu’elle avait la peau dure.

La capo cheffe a déclaré un jour que la vieille dame, qui n’arrivait plus à se lever, à parler, à peine à se nourrir, était guérie. Si c’était ça la guérison, Josette aurait préféré mille fois la mort. Mais ils avaient sans doute besoin du lit pour torturer une autre vieille, un petit vieux.

Josette a retrouvé son Ephad. Elle a reconnu le parc, le personnel, mais pas sa chambre : ils l’ont installée dans l’espace des rescapés covidés, des pestiférés. Elle a pleuré ses meubles, ses photos, les reliques de sa vie d’avant l’Ephad. Elle a retrouvé avec un immense plaisir une infirmière qu’elle aimait bien. Elle a même été contente de revoir les femmes de chambre qui la maltraitaient. Elles étaient quand même moins pires que celles de la clinique Dont-On-Ne-Dit-Pas-Le-Nom.

La cuisine est toujours aussi mauvaise. La nuit, elle rêve du restaurant chinois du bout de la rue où son amie de l’extérieur l’emmenait déjeuner régulièrement. Son téléphone fonctionne à nouveau. Elle parle à ses amis, sa famille, ou plutôt elle essaie, parce qu’elle entend mal, elle ne comprend rien, ça la fatigue. Son mari appelle tous les jours. Avec lui, elle comprend. C’est vrai qu’elle sait à l’avance de quoi il va parler : ses genoux douloureux, son pastis quotidien, son foot.

Les semaines passent et elle en a marre de lutter. Mais, comme dit le docteur : vous remontez la pente, alors accrochez-vous !

Josette va mieux. Quand elle s’est levée pour aller en déambulateur jusqu’à la salle commune où son amie du monde libre l’attendait derrière une vitre, les aides-soignantes lui ont fait une haie d’honneur et ont applaudi.

Josette va mieux. Seule ombre au tableau : son mari n’appelle plus. C’est vrai qu’il est mort depuis plus de vingt ans. 

dimanche 1 novembre 2020

2. Fufute

 



Yoël en sortant les poubelles a découvert une petite bête peureuse dans la cour, une petite boule de poils noirs, une tête blanche en triangle, de toute petites pattes, des yeux brillants. Ni un chaton, ni un chiot, autre chose qui tremblait malgré la douceur de la soirée. Il l’a prise avec précautions dans ses bras et ramenée dans son appartement. Les jumeaux bien sûr étaient intéressés. Sarah a déclaré que c’était une belette. Mathias a utilisé une App pour déterminer la nature de la chose. Le verdict : furet putoisé. Il va nous débarrasser des souris a affirmé Sarah. Quelles souris? A demandé Yoël.

Ils ont donné à manger à Fufute, le nom que les jumeaux lui ont trouvé. Cela n’était pas simple en période de confinement de nourrir un carnivore dans une famille dont les jumeaux avaient décidé qu’elle était végétarienne. Heureusement, le voisin a pu dépanner et le supermarché du coin de la rue, qui, heureusement, n’était pas en rupture de croquettes, a pris le relai.

Fufute a rapidement animé la monotonie de leur quotidien. Elle adorait se rouler sur le divan du salon et plonger sous les draps du lit de Yoël. Il leur a fallu du temps pour comprendre que, si elle était propre, l’appartement était trop grand pour qu’elle atteigne sa litière en cas d’urgence. Sarah a rajouté une seconde litière dans la salle de bain et le problème était réglé. Les jumeaux se sont vite lassés de Fufute ; ils se suffisaient à eux-mêmes. C’est donc Yoël qu’elle suivait partout et qui s’est occupé d’elle.

Le temps a passé. Un jour, en faisant sa balade matinale dans Paris désert, Yoël est tombé sur une affiche : Perdue furette putoisée répondant au nom de Lulu, mignonne, affectueuse, jeune et sauvage. Si vous la trouvez, merci d’être gentil avec elle, et de me prévenir au 0676222241.

Yoël savait déjà que Fufute était une fille. Elle n’a pas réagi quand on l’a appelée Lulu. Il a quand même envoyé une photo de Fufute par MMS. La propriétaire, folle de joie, a reconnu sa furette et a appelé. Ils ont eu la surprise de découvrir qu’ils partageaient « presque » le même prénom : Yaël et Yoël. Juste une lettre de différence. Ils ont aussi découvert qu’ils habitaient très près l’un de l’autre, mais ça c’était plus attendu : Fufute n’avait pas pu parcourir des kilomètres. En fait, ils habitaient à moins d’un kilomètre : ils pouvaient se retrouver physiquement malgré les lois du confinement.

Yaël hébergeait une amie avec son chat qui terrorisait Fufute. Yoël a proposé de garder la furette le temps qu’il faudrait et même d’accorder un droit de visite à Yaël. Les jumeaux ont râlé de ne pas avoir été consultés. Ils ont protesté contre les risques sanitaires que l’ouverture de la bulle familiale faisait courir à leur père.

Yaël très largement encouragée en cela par Yoël a vite abusé du droit de visite au grand dam des jumeaux. Les deux enfants se sont un peu refermés sur eux-mêmes et sur les histoires qu’ils s’inventaient. Yoël s’est dit que leur mauvaise humeur passerait.

Fufute un jour a disparu. Personne n’a entendu l’échange entre les enfants :

— Bon débarras, on aurait dû s’en débarrasser plus tôt, déclare Matthias.

— Quelle débile ! Elle voulait pas s’éloigner, répond Sarah.

— On aurait dû en faire un pâté.

— Arrête ! On est veggies.

Yaël à son tour un jour a disparu. Personne n’a entendu l’échange entre les enfants :

— Bon débarras, on aurait dû s’en débarrasser plus tôt, déclare Sarah.

— Fallait quand même attendre que papa aille voir Mami, répond Matthias.

— Et convaincre la pétasse de se promener avec nous.

— Et la pousser par-dessus la rambarde.

Plus de Fufute, plus de la Yaël, Matthias et Sarah n’avaient plus à partager leur papa…

Les enfants peuvent être cruels. Pour s’en convaincre, il suffirait pourtant de les écouter quand ils se jouent des histoires.