[Tous les vendredis de juillet et août, une nouvelle sur ce blog. Dernière.]
Tous les cadors du domaine se sont donné rendez-vous pour les Rencontres Internationales d’Histoire de l’Informatique au Château de Cerizy. Pendant une semaine, ils vont échanger doctement sur le thème de l’année : « Les premiers temps des réseaux sociaux numériques ».
Le résumé d’une présentation annoncée pour le troisième jour fait couler beaucoup de salive :
« Du sabordage de Facebook par Marc Zuckerberg »
Par Yanna F. Kerraoui
Marc Zuckerberg a construit un empire, une des plus grosses capitalisations de la planète au début du 21e siècle. Les réseaux sociaux numériques permettaient de construire de nouveaux liens avec ses amis, avec le reste du monde. Ils donnaient la parole à une foule de gens qui n'auraient jamais été invités à s'exprimer sur les médias traditionnels. Avec leur succès des réseaux sociaux, ont surgi des problèmes : fakenews, atteintes à la vie privée, harcèlement, haine en ligne, etc. En 2035, Marc Zuckerberg a dans un premier temps essayé de transformer Facebook. N'y arrivant pas, il a choisi de saborder son entreprise dont il disposait encore d’une majorité des droits de vote. La chute de Facebook en bourse jusqu’à sa mise sous la protection du Chapitre 11 ne s’explique pas seulement par les conjonctures politiques ou par des perspectives médiocres (mises en évidence dans les travaux du Professeur Valehtelija). Nous montrerons que l’événement déclenchant a été une histoire d’amour entre Marc Zuckerberg et Mary M., une militante pour la défense de la vie privée. Elle est arrivée à le convaincre qu'il fallait laisser la place à de nouvelles générations de réseaux privés. Nous présenterons des échanges de courriels entre Mary et Marc, notamment deux séries avec pour sujet « Pourquoi un seul réseau pose problème » et « Vers une fédération de réseaux ».
Personne n’a jamais entendu parler de Yanna Kerraoui. Des rumeurs circulent : il s’agirait en fait d’un pseudo du Président des Journées. Il n’a pas signé de son vrai nom parce qu’il n’est pas spécialiste du sujet. D’autres racontent que c’est le travail d’une historienne qui cherche ainsi à contourner la règle d’une seule intervention par personne. Certains assurent enfin que l’article soumis a été totalement réalisé par un logiciel. En 2029, le Conseil Scientifique a décidé de ne pas autoriser les contributions d’IA. Cet article serait le moyen de reposer la question.
A la veillée du mardi soir, je retrouve un groupe de collègues dans le cellier après un concert de musique acouphénique. Comme tout le monde, nous parlons bien sûr de la mystérieuse Kerraoui. Je propose :
- Le préfixe Ker, c’est breton, ça indique un lieu habité. Et Yanna est certainement un prénom breton. C’est une féminisation de Yann.
- Kerraoui est un nom berbère, et ça colle avec le prénom Yanna. Si cette Kerraoui existe, continue Amélie, à nous tous, nous devrions pouvoir la retrouver sur les réseaux sociaux.
Le réseau WeChat s’est imposé dans la quasi-totalité de l’Asie et en l’Afrique après la fusion du chinois WeChat et du russe Vkontakte. À l’extrême opposé de la protection des données prônée en Europe, WeChat met à la disposition de chaque État toutes les données de ses citoyens. Les seuls fakenews autorisées sont celles de chaque État, dans les limites de ses frontières. Les internautes ont vite pris l’habitude de ne rien dire qui puisse être retenu contre eux. En surface, le réseau est donc une belle cathédrale aseptisée jusqu’à la nausée où on ne se contredit jamais et surtout où on ne contredit jamais les États. En profondeur, les révoltes sourdent dans des langues secrètes à plusieurs niveaux de lecture, juste compréhensibles par des logiciels de chiffrement vendus sur les réseaux parallèles. Quand une révolution éclate ici ou là, le vainqueur quel qu’il soit se garde bien de remettre en question le monopole de WeChat.
Je me bats pendant plusieurs minutes avec mon ordi et mon chiffreur pour finalement renoncer : Yanna Kerraoui est inconnue sur WeChat.
Amélie reprend le flambeau et lance la recherche sur le réseau dominant en Europe, VisuLibru.
Une loi a signé la fin de Facebook dans l’Union Européenne en obligeant les réseaux sociaux à interopérer, c’est-à-dire en permettant à chacun de choisir le réseau social de son choix, et de se connecter avec des personnes d’autres réseaux. L’effet de réseau et le quasi-monopole, qui en résultait, disparaissaient. Quelques années plus tard Facebook interrompait son fonctionnement en Europe, remplacé par une fédération de mini réseaux sociaux, VisuLibru.
C’est donc VisuLibru qu’Amélie interroge. Sans succès. Elle s’acharne sous le regard compatissant de ses amis qui en profitent pour finir les fromages en avalant des verres de vins.
La main passe ensuite à Sally pour l’Amérique, ce que je salue en me servant un grand verre de Bourgogne.
En Amérique, une loi antitrust a conduit au démantèlement de Facebook en un réseau par État. On ne peut être légalement membre que du seul réseau social de son État de résidence. Comme les Facebooklets ne sont jamais arrivées à se mettre d’accord pour interopérer, on ne peut en théorie échanger via le réseau social qu’avec des internautes de son État. Les internautes très insatisfaits ont mis en place toute une batterie de contournements.
Sally nous explique comment elle s’y prend :
- Je vais utiliser Han, c’est-à-dire Historian-American-Net. Pour poser une question, je demande à Han. Pour chacun des 53 États des États-Unis, Han envoie un courriel à un historien de cet état, membre du réseau, choisi au hasard. Han obtient des réponses, les recombine et me les restitue.
- Et si l’historienne de l’Ohio dort ? s’inquiète Amélie. Il va nous falloir qu’elle se réveille. Et si elle est en vacances ?
- Chaque participant à Han met en place un bot qui le remplace dans cette tâche débile. Ça fonctionne complètement automatiquement. Je vous montre. C’est totalement illégal, ajoute-t-elle fièrement.
Yanna Kerraoui reste introuvable.
Nous nous retrouvons tous le lendemain matin pour assister à la présentation de Yanna Kerraoui.
A l’heure dite, une belle femme d’une cinquantaine d’années s’installe au pupitre. Je l’avais bien repérée les deux premiers jours. J’avais essayé de la brancher avec un succès modéré. Elle s’était présentée comme « Fiona, doctorante, à la recherche d’un sujet de thèse ».
Elle se lance : « Je suis Yanna Fiona Kerraoui. On m’appelle Fiona… »
Je me suis fait avoir. Ça m’apprendra à draguer une étudiante ?
La conférence de Kerraoui est passionnante. Elle explique comment Marc a rencontré Mary, une militante de la protection de la vie privée convaincue qu'on pouvait réaliser des réseaux sociaux qui permettraient à chacun de s'exprimer mais dans lesquels on n'aurait pas à . Contre toute logique, ils sont tombés follement amoureux. Mary est arrivée à semer le doute dans l’esprit de Zuckerberg et il a sacrifié son empire à leur amour. Ils se sont réfugiés dans un palais d’une vallée du Népal où ils ont vécu cachés jusqu’à leur mort. Elle s’est consacrée à son jardin et Zuckerberg est devenu mystique.
Après sa présentation, je ne suis pas arrivé à approcher de Fiona, tout le monde voulait lui parler, l’inviter. J’ai été me chercher un café en attendant. Quand je suis revenu, elle avait disparu. Elle n’a pas assisté aux deux derniers jours du séminaire, contrairement à toutes les traditions de Cerisy.
Le Professeur Valehtelija a raconté que Yanna Kerraoui était la petite fille de Mary et Marc. Mais Valehtelija a tellement affabulé par le passé, que nous sommes prudents avec ses affirmations quand elles ne peuvent être vérifiées. D’autres prétendent que Yanna Kerraoui est une robote programmée par Zuckerberg dans son sanctuaire népalais. Mais ça je peux vous dire que c’est faux. Je ne pourrais certainement pas être tombé amoureux d’une robote.
Postscriptum : j'ai écrit ce texte il y a cinq ans. Depuis, aux États-Unis, un mouvement citoyen a obtenu que les Facebooklets adoptent les règlements très stricts de VisuLibru et rejoignent la fédération. Oui il est possible de bénéficier des avantages fantastiques des réseaux sociaux sans avoir à payer un prix difficile à accepter ! Dans de nombreux pays encore livrés à WeChat, le mouvement pour autoriser VisuLibru s'intensifie.
[ Bêtises à Bloguer - Saison 2 - fin ]