Specif : Peux-tu nous retracer ton parcours professionnel. Le statut souple de l'INRIA t'a permis un séjour de 2 ans au sein de l'université de Stanford ainsi qu'une implication forte dans une startup comme Xylème : n'as tu jamais eu envie de changer pour une carrière universitaire ou d'industriel ?
SA : J'ai fait une thèse à USC, Los Angeles. Puis j'ai été embauché à l'INRIA en 1982. J'ai passé deux ans à Stanford de 95 à 97. En 2000, j'ai fondé une start-up, Xyleme, avec Sophie Cluet et d'autres amis. Nous avons été super bien aidé par l'INRIA, par des gens comme Jean-Pierre Banâtre ou Laurent Kott. J'ai bien été un moment tenté par l'industrie. Mais ce n'est pas pour moi. Dans la recherche, quand on se lasse d'un sujet, on passe à un autre. Dans l'industrie, il faut au contraire essayer de rester sur le même créneau, de faire le plus possible la même vente. Et puis, quand la boite a grossi, j'ai trouvé que les nouvelles idées mettaient trop longtemps à arriver dans le produit. Ceci dit, j'ai une expérience trop limitée de l'industrie pour pouvoir en parler. Quand à une carrière universitaire, je suis dans un labo universitaire et j'enseigne mais pas trop. C'est idéal. Non ?
Specif : Tu as travaillé aux USA et en France. Comment se comparent selon toi leurs systèmes d'enseignement supérieur et de recherche ?
SA : Aux Etats-Unis, ils arrivent à attirer les meilleurs étudiants et des professeurs du monde entier. Pourquoi pas nous ? On peut trouver beaucoup de raisons. Les plus importantes à mon avis. Dans leurs meilleures facs, ils proposent des tas de bourses de doctorats quand nous demandons aux étudiants étrangers de suivre des cours en français avant de pouvoir leur proposer… peut-être une bourse plus tard. Ils offrent de gros salaires à leurs jeunes professeurs quand nous offrons des salaires très bas à nos maitres de conférences. (J'ai un jour indiqué ce salaire à une amie d'un grand groupe industriel ; elle n'a pas voulu me croire.) Enfin, ils leurs donnent des cadres de travail exceptionnels quand le fonctionnement de nos labos de recherche est très lourd. Nous perdons énormément de temps en bureaucratie, avec des règles idiotes et vexantes. Notre système est compliqué, souvent illogique et peu efficace, avec sa séparation entre universités et grandes école, entre chercheurs plein temps et enseignants-chercheurs. Cela dit, je connais surtout les endroits de prestige comme Stanford. La situation n'est pas du tout la même dans les petites facs paumées.
Pour ce qui est de l'enseignement de l'informatique en France. Il s'est beaucoup amélioré en s'alignant sur les curriculums des Etats-Unis. Aux Etats-Unis, on assiste maintenant à une remise en question de cet enseignement par des gens comme Janet Wing. Je n'y connais pas grand chose, mais c'est un sujet passionnant.
Specif : Tu fais maintenant partie du petit groupe d'informaticiens membres de l'académie des sciences. Peux-tu nous décrire plus précisément le rôle d'un académicien et quel est le regard des autres académiciens sur l'informatique ?
SA : L'académie donne des avis sur des sujets divers. Elle décerne des prix. Sans langue de bois, je ne trouve pas qu'on soit hyper utiles. C'est plutôt un truc de prestige. Evidemment, on peut essayer d'utiliser ce prestige pour le bien de la science en général, et de l'informatique en particulier.
Les autres académiciens des sciences que j'ai rencontrés se sont montrés plutôt respectueux de l'informatique. C'est peut-être juste de la politesse pour certains. Mais je crois aussi que Gilles Kahn, notre premier académicien informaticien, maintenant décédé, a fait beaucoup pour convaincre. Et ceux qui ont suivi ont enfoncé le clou. Par contre, ce n'est pas simple. Nous faisons partie d'une section qui s'appelle Mécanique et Informatique et qui couvre aussi des aspects de maths appliquées. Il y a des frictions pour le partage du gâteau. C'est structurel.
Specif : Il y a aujourd'hui de grands débats en France sur le statut de l'informatique : Est-ce une science et si oui comment la définir. Quel est ton point de vue sur le sujet ?
SA : C'est dingue qu'on ait encore besoin d'expliquer que c'est une science. Bien sûr, c'en est une :
- parce qu'elle a développé tout un pan de connaissances nouvelles.
- parce qu'elle a développé des outils qui transforment notre monde.
- parce qu'elle exerce une énorme influence sur les autres sciences.
- et surtout parce qu'un grand nombre de scientifiques se réclament de ce drapeau.
C'était la partie facile de la question. Comment définir notre domaine ? Pas en allant au rayon informatique de la Fnac ou dans une bibliothèque de quartier. On y trouve surtout comment apprendre à utiliser Word, Excel ou Windows. C'est autant de la science informatique qu'apprendre à faire du vélo participe de la science mécanique. Ensuite il faut oublier le terme anglais : computer science ou science des ordinateurs, c'est hyper réducteur. Notre domaine, c'est le traitement automatique de l'information, donc les algorithmes, le calcul, le raisonnement. On parle d'une nouvelle branche des mathématiques parce que l'informatique tient d'univers immatériels au contraire de la physique, la chimie ou la biologie. Mais ce n'est pas si simple. Le Web par exemple devient un objet physique complexe qu'on peut étudier avec des méthodes statistiques, un peu comme on peut étudie des turbulences dans un plasma. Et l'ADN, c'est aussi de la programmation.
Specif : Le CNRS vient de redéfinir son organisation en se structurant en instituts. Après de longs débats et plusieurs rapports, un institut des sciences informatiques et de leurs interactions vient d'être créé. Que penses-tu de l'émergence d'un tel institut et des frontières qui ont été choisies à ce jour
SA : La création d'un Institut d'Informatique me paraissait indispensable pour assurer une vrai place à notre domaine, longtemps parent pauvre du CNRS. J'ai fait partie de la commission Cousineau qui préconisait cela. J'aurais personnellement imaginé d'autres frontières que ce que je crois comprendre des plans du CNRS qui tient d'une vision étroite de notre domaine. D'ailleurs, j'aurais laissé les labos se positionner plutôt que de couper sur des lignes Maginot difficilement défendables.
Le débat qui a eu lieu m'a laissé perplexe. Je sais pour avoir participé à la création d'INRIA Futurs (Lille-Bordeaux-Saclay) tout le temps et l'énergie perdus à cause de la multiplication des tutelles. J'étais séduit par l'idée d'un seul institut sous la houlette du CNRS pour simplifier et rationaliser les fonctionnements, améliorer la visibilité des laboratoires universitaires. Et puis des gens très biens, des copains, qui connaissent le système bien mieux que moi, m'ont expliqué que j'étais naïf et que c'était ni souhaitable ni même réalisable. Bon. On a déjà un institut d'informatique au CNRS. J'espère que ce n'est qu'un début.
Specif : Il y a aujourd'hui une certaine désaffection des jeunes et particulièrement des filles pour les sciences. Cela se traduit par une baisse sensible de nos effectifs d'étudiants y compris dans les formations à la recherche (doctorat compris). Qu'est ce qui peut expliquer ce phénomène selon toi et comment peux t'on essayer d'y remédier ?
SA : Je pourrais en profiter pour me défouler et dire c'est la faute de très hauts dirigeants politiques qui disent que la recherche française est mauvaise ou la faute de responsables scientifiques qui passent plus de temps à bétonner leurs territoires qu'à draguer les jeunes. Mais le problème me parait bien plus sérieux. C'est un fait de société profond. Les jeunes choisissent des carrières plus " faciles ", qui leurs paraissent plus lucratives. On doit essayer de les convaincre du plaisir de faire des sciences, de la richesse des carrières scientifiques qui s'offrent à eux. Pour ce qui est des filles, c'est consternant ! Chercher uniquement nos scientifiques parmi les garçons des milieux favorisés, c'est se couper de la plus grande partie des talents. Il faut des actions volontaristes pour attirer les filles, les jeunes de tous les milieux, convaincre les parents, convaincre les profs, convaincre les décideurs, convaincre les employeurs, établir des quotas, offrir des bourses, etc. Je ne sais pas. Mais il faut faire…
Specif : Tu contribues régulièrement dans des journaux à destination du grand public. Qu'est ce que cela t'apporte et penses tu que les informaticiens devraient davantage faire œuvre de vulgarisation ?
SA : J'ai été pas mal sollicité récemment. J'ai accepté car c'est agréable de pouvoir écrire autre chose, de ne pas avoir à donner de preuve formelle. Cela dit, il y a sans doute un effet élection à l'académie. Ça va se calmer.
La vulgarisation des sciences est essentielle si on veut attirer des jeunes. Pour l'instant, en informatique, on n'est pas très bon. On trouve des tas de reportages à la télé, dans les radios, dans les journaux, pour la découverte de quelques os en Afrique ou celle d'une nouvelle exo-planète. Pas grand chose sur l'informatique qui est pourtant la science qui change le monde depuis cinquante ans. Ca n'intéresse pas de comprendre comment le moteur de recherche de Google fonctionne, comment un jeu vidéo représente les scènes, quels sont les risques du vote électronique. Il faudrait qu'on se bouge plus.
Specif : Une proposition de définition d'un enseignement d'informatique au lycée a été menée récemment mais n'a pas semble t'il été reprise dans la réforme en cours des lycées. Qu'en penses-tu ?
SA : C'est une catastrophe nationale et je pèse mes mots. Que dire d'autre ? On attendait cela depuis des années et le programme était à mon avis plutôt intéressant. On est en train de pénaliser sérieusement les générations à venir d'ingénieurs et de scientifiques français.
Specif : Tu es récemment intervenu à TELECOM Paris Tech pour y parler de l'enseignement de l'informatique. Quelle est ta vision sur ce point ?
SA : En simplifiant, il faudrait que les élèves ingénieurs bossent plus, qu'ils fassent plus d'informatique. Il faut aussi tordre le cou à cette idée idiote que nos meilleurs ingénieurs sont si brillants qu'ils peuvent apprendre en trois ans ce qu'on met deux fois plus de temps à apprendre ailleurs. Il faut qu'ils fassent comme les meilleurs partout ailleurs, des thèses !
Specif : Des débats viennent régulièrement animer la communauté sur informatique théorique vs informatique " appliquée ". Tu as prouvé que l'on peut contribuer sur ses deux dimensions, quel regard portes-tu sur ce débat ?
SA : Je me suis encore engueulé récemment avec un ponte de mon domaine, qui faisait du " theory bashing ". Cela me parait une dispute du siècle dernier. L'informatique sans la théorie n'a pas de sens. Les systèmes sont devenus trop complexes, les problèmes trop difficiles. Les solutions géniales bricolées, c'était le bon vieux temps, mais c'est révolu. Mais, l'informatique sans les systèmes, ça n'a pas de sens non plus. En France, on a plutôt tendance à avoir ce travers là, à penser qu'une recherche sans théorème, c'est pipeau. L'informatique ne serait pas ce qu'elle est avec les seuls théoriciens. Personnellement, j'ai essayé de concilier les deux. Cela présente peut-être le risque de n'être à fond ni d'un coté, ni de l'autre, et je ne propose surtout pas cela comme modèle. Je pense qu'il faut le maximum de diversité.
Specif : Tu as récemment obtenu un ERC Advanced Grant sur "Fondations of Web Data Management " et tu as intitulé ton discours d'entrée à l'académie des sciences " gestion de données distribuées ". Peux-tu nous décrire plus précisément l'objectif de ses recherches.
SA : Je travaille depuis toujours sur la gestion de données. Depuis une quinzaine d'années, je m'intéresse aux données sur le Web et à la distribution de données en général. Le domaine des bases de données s'est développé depuis les années soixante-dix en développant en parallèle des systèmes qui ont été des succès industriels (comme les SGBD d'IBM ou Oracle) et une théorie qui a fleuri parfois très proche des systèmes, parfois à la frontière d'autres domaines comme la théorie des modèles finis en logique ou la théorie de la complexité en informatique théorique. J'ai pas mal enseigné les bases de données relationnelles, et c'est un cours comme je les aime : de la théorie, des algorithmes, du système. Mais les données consistaient en des tableaux à deux dimensions sur des serveurs centralisées. Avec le Web, tout a changé. A Stanford, j'ai enseigné la gestion de données distribuées. Le sujet est passionnant mais j'ai réalisé que mon cours ressemblait à une suite de recettes de cuisine. Le but de l'ERC Webdam sur les Fondements de la gestion de données du Web, est de participer à développer les fondements de ce domaine. Ma thèse est que les systèmes que l'on envisage sont si complexes que l'on n'y arrivera pas sans de tels fondements. On en a besoin pour comprendre ce qu'on fait, pour le faire mieux, plus efficacement, plus sûrement, pour pouvoir l'enseigner.
Specif : Parmi l'ensemble des résultats que tu as obtenu durant ta riche carrière, quels sont ceux dont tu es le plus fier ?
SA : C'est difficile de choisir. Il y en a plusieurs qui me tiennent à cœur parce qu'ils ont représentés des efforts, des aventures. Mais je vais en choisir deux. Un résultat théorique avec Victor Vianu. On essayait de comprendre ce qu'on pouvait calculer avec le calcul des prédicats du premier ordre et un point fixe et on bloquait. Le nœud du problème est l'absence d'ordre sur les données. Un jour, on a trouvé le bon outil, des classes d'équivalences particulières qu'on arrivait à calculer et ordonner avec l'opérateur de point fixe. Ce qui est resté, c'est un résultat qui dit que PTIME = PSPACE si deux logiques de point fixe ont le même pouvoir d'expression. Mais ce qui est cool, c'est la caractérisation avec les classes d'équivalences. L'autre résultat appliqué est avec deux étudiants, Gregory Cobena et Mihai Preda. Nous avons développé un algorithme pour calculer le PageRank de Google de manière dynamique, sans même avoir à stocker la matrice du Web. L'algorithme est marrant et en plus on a crawlé des centaines de millions de pages du Web et on les a classées avec. Une expérience !
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