[Tous les vendredis de juillet et août, une nouvelle sur ce blog.]
Quand les interfaces des logiciels
s’humanisaient et que la population adoptait aveuglément le numérique, Jo s’en
éloignait. Il aimait écrire du code et adorait personnaliser des logiciels,
bidouiller son ordi. En revanche, les apps « couteau Suisse » le
mettaient en rogne : « elles me prennent pour un gogol ? ».
Elles facilitaient la vie ? Il n’y voyait qu’une infantilisation.
Jo s’était lié à des mouvements de hackers résistants
à la fast food du numérique. Jusque-là,
je l’aurais bien suivi si je n’avais été aussi fainéant. Mais il a dérapé. Il
est devenu prepper, néo-autonomiste,
un de ceux qu’on appelait dans le temps les survivalistes. Ils se préparaient à
survivre dans un monde post apocalyptique.
Il a choisi avec beaucoup de soin son point de
chute : un endroit loin de la civilisation, avec la fibre, mais sans
téléphone mobile.
Loin de tout, on a moins de chance de se prendre
une atomique en pleine tronche.
La fibre permet
d’être averti assez vite du début de l’apocalypse et de se tenir au courant des
derniers gadgets survivalistes. Jo, par exemple, a trouvé sur internet comment
préparer du tabac avec des feuilles de Nicotiana séchées, et il a aussi appris que
la fleur, en plus de dégager des arômes de vanille et
d'épices, permet de fabriquer un antibiotique.
S’il tient absolument à la fibre, Jo refuse les
ondes. Il ne croit pas à leur innocuité déclarée par le complexe militaro-industrialo-académique
et la presse aux ordres. Il est convaincu qu’elles vous grillent le neurone.
C’est ce qui l’a conduit au village de Sinolasse.
Sinolasse se trouve pile poil sur la diagonale du vide, des Ardennes aux
Pyrénées, caractérisée par une densité de population abyssale et un retard
historique pathologique des télécoms. Ils sont quelques-uns à avoir repéré cette
aberration : un village avec une fibre qui pète le feu et pas la moindre barre
sur le téléphone mobile
Un maire technophobe a utilisé tous les moyens
légaux pour ralentir l’arrivée des stations de téléphone mobile. Du coup,
le village a vu débarquer toute une faune d’électro-sensibles et d’antiondes.
Certains se sont installés dans des fermes en ruine rachetées pour presque rien.
Et puis des champs de caravanes et de préfabriqués ont surgi au milieu de nulle
part. Une mini ZAD s'est organisée même s'il n'y avait pas vraiment de zone à défendre. Les hivers sont plutôt rudes mais cette population l’est aussi, et elle
s’est enracinée.
Les compagnies de télécom ont trop attendu pour
réagir et la résistance aux ondes s’est radicalisée. Le premier pylône
d’antennes a été scié, le second brûlé. Bien sûr, personne n’avait rien vu. Les
« telcos » (les opérateurs télécom) ont pensé à des stations-drones
ou des stations-ballons. Le prix des ballons Loon de Google étant prohibitif, les
telcos ont choisi les drones de Qwant, bien meilleur marché. C’était oublier
que Sinolasse est terre de chasse. Les drones se sont fait descendre presque
aussi vite qu’ils étaient déployés. Comme l’a expliqué une chasseuse en
comparution immédiate pour destruction de drone : « Mes excuses, Monsieur
le Juge. J’ai cru que c’était un faisan. » Les drones étaient sans doute hors
de portée de simples fusils de chasse et de toute façon les faisans ont
disparu de la région depuis des années...
80 euros d’amende réglés par le patron du
troquet, accompagnés d’une tournée générale.
Les telcos ont abandonné l’idée des drones. Sinolasse
a dû continuer à se passer du mobile au grand dam des agriculteurs qui auraient
bien aimé l’avoir pour leur travail. Ils devaient se contenter d’utiliser discrètement
le wifi sous l’œil réprobateur des antiondes, mais ça ne remplace pas vraiment
la 5 ou la 7G. Comme disait l’un d’eux à sa fille : « les antiondes,
ils gonflent ; comment je démarrerais mon tracteur sans la clé
Bluetooth ? »
Le 12 juillet 2050 à 20h37, les Sinolais regardaient
comme une grande partie de la planète la demi-finale, France-Algérie, de la
Coupe du Monde de foot. La retransmission du match fut interrompue. Sur fond de
drapeau tricolore, un militaire avec une tête de match de foot perdu les
prévint du déclenchement d’une guerre nucléaire entre les États-Unis et la
Chine et de l’entrée en guerre de la France et la Grande-Bretagne du coté
américain. Quelques secondes plus tard, internet s’interrompait dans tout le
village et le courant s’éteignait dans la foulée.
Jo gagna son abri de survie, avec une pensée
pour tous ses voisins qui n’avaient pas été aussi prévoyants. Quand il
ressortira dans une dizaine d’années, ils ne seront plus qu’une poignée dans le
département. Combien en France ? Plus de 100 000 preppers, mais combien parmi eux de vraiment préparés ?
C’étaient surtout des amateurs qui s’amusaient le week-end à jouer les
Robinsons.
Julie, la maire, finit tranquillement son anisette.
Puis elle se dit qu’il fallait aller aux nouvelles. Quand même avec toute la
technologie moderne, elle arriverait bien à se renseigner. Le vieux réseau
cuivre du téléphone avait été arrêté depuis des lustres. Les émetteurs de TNT et de radio avaient
également fermé. Personne à sa connaissance au village ne captait plus internet
par satellite : bande passante trop pourrie. Elle pensa avoir trouvé la
solution : les trois radioamateurs du village, trois frères, avec, s’il le
fallait, le groupe électrogène de la mairie. Le benjamin était en
vacances… en Chine et le cadet était trop bourré pour comprendre ce qu’elle
voulait. Quant à l’ainé, il était déjà au lit et refusa d’ouvrir.
Nouvelles technos ou pas, le village était coupé
de ce qu’il restait de la civilisation. Il s’arrêta de vivre, hésitant sur ce
qu’il fallait faire dans l’attente des explosions nucléaires, et des retombées
radioactives. Une fête s’organisa à la terrasse du bistrot mais le cœur n’y
était pas.
En désespoir de cause, Julie décida d’aller contempler
la fin du monde depuis le haut de la côte Gravisse, qu’elle avait plusieurs
fois escaladée pour le critérium cycliste local. En haut de la côte, elle ne
vit que des nuages. Circulez, il n’y a rien à voir ! L’apocalypse avait un
air bien paisible.
Son téléphone annonça l’arrivée d’un message.
Elle avait capté la station mobile du bled voisin ; la 7G fonctionnait !
Julie se connecta à Internet où un courriel d’un de ses adjoints l’attendait :
« Fin du monde : pas encore cette fois ; on a gagné 3-2. ». Le village avait appris
la nouvelle de la non-apocalypse (et le résultat du match de foot) d’un ancêtre
qui avait simplement allumé sa radio à pile et capté RFI en grandes ondes. Ailleurs qu’à Sinolasse, la vie déroulait
normalement.
La fibre et internet se remirent à fonctionner dans
le village en fin de matinée. Pour couper le réseau et l’électricité, il avait
suffi aux plaisantins de quelques coups de sécateur. Les coupables de cette
sinistre plaisanterie ne furent jamais retrouvés et l’on ne sut jamais comment
ils avaient pu hacker le contrôle de la fibre sur tout le village et
retransmettre ce message bidon avant de tout arrêter.
La fin du monde annoncée puis annulée a changé
les mentalités. Julie avec beaucoup de pédagogie et l’appui de scientifiques est
arrivée à convaincre une grande majorité de la population de l’innocuité des
ondes. La station 7G a été construite. Elle fonctionne, c’est le compromis, du
lever au coucher du soleil, pour que les paysans puissent faire leur boulot. Tant
qu’il fait jour, les jeunes de la ZAD peuvent s'éclater avec le jeu VirtualZAD en 7G sous le regard réprobateur des anciens. Pour ce qui est des électro-sensibles, ils se terrent dans leurs abris protégés par
des peintures à base d'oxydes d'aluminium en attendant le soir et sortir prendre
un verre à la terrasse du bistrot.
Ah oui, et Jo ?
On n’a pas retrouvé l’entrée de son abri. Aux
dernières nouvelles, il y est encore, peut-être à relire « À la recherche
temps perdu ».
PS : si vous avez aimé, n'hésitez pas à le passer à vos amis, le tweeter, le facebooker...
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