[Tous les vendredis de juillet et août, une nouvelle sur ce blog.]
Je me souviens d’elle, le jour de sa mort, un jour de grande canicule – 43 degrés, un record parisien. Je l’attendais en prenant un café à La Java. Elle est arrivée venant des Halles. Avec son corps de championne de natation, les fesses serrées dans une jupe rouge hyper moulante, le décolleté pigeonnant de sa chemise blanche, un rouge à lèvre super agressif, on l’aurait crue directement sortie d’une bande dessinée. Les hommes se retournaient sur son passage, les femmes ne la quittaient pas des yeux. Elle m’a demandé avec un petit sourire pourquoi j’avais le regard fixe et la bouche béante.
En me quittant, elle a pris une trottinette en libre-service. Le rendez-vous pour lequel elle était en retard la précipitait vers une rencontre inopinée avec un camion de livraison. Au moment de la collision, elle faisait un doigt d’honneur – on ne sait à qui – et elle n’a pas vu le camion arriver.
Tata Garance a été mon premier enterrement, ma première pelletée de terre. Sa gentillesse et sa dinguerie devaient la conduire tout droit à la vie éternelle. J’imaginais mal une résurrection, qu’elle sorte de sa tombe dans un corps déjà pourri. Berk ! Je penchais plutôt pour une réincarnation. Elle qui adorait se déguiser allait changer de corps, en quoi ? Rapper, drag queen, chat de gouttière…
Le temps a passé.
Pour l’anniversaire de mes vingt et un ans, mon père m’a offert une robote. Comme elle savait toujours trouver ce dont j’avais envie et qu’elle obéissait à mes moindres caprices, son prénom s’est imposé : Garance. Papa a modérément apprécié – le prénom de sa sœur !
Assez vite, Robote Garance m’a intrigué. Elle m’organisait des fêtes totalement démentes qui laissaient mes amis sans voix. L’un d’eux l’a qualifiée de l’IA la plus déjantée à l’est de la Silicon Valley. Robote Garance, quand elle s’est habituée à moi, s’est mise à raconter des blagues de mauvais goût, comme Tata Garance qui adorait les blagues salaces et vulgaires. Un matin, Robote Garance m’a réveillé avec celle-là :
- Si à l’hôpital tu vois une aide soignante avec un thermomètre sur l’oreille, dis-toi bien qu’il y a un patient avec un stylo dans le cul ! Pour comprendre cette blague, a ajouté ma robote, qui ne perdait jamais une occasion de m’instruire, il faut savoir qu’il y a très longtemps, on mesurait la température corporelle en introduisant un thermomètre dans l’anus.
Quand j’ai raconté ça à mon père, il a éclaté de rire :
- Jamais de la vie !
- Tu n’as jamais entendu Tata Garance raconter cette histoire ?
- Non ! Jamais !
- Et la robote, elle la tiendrait d’où ?
- D’une thèse d’histoire sur les plus mauvaises vannes du web. What else?
Quelques temps plus tard, mon père est venu dîner chez moi. Il m’a interrogé :
- C’est quoi cette odeur très forte ?
- Je ne sais pas. Le nouveau détergent qu’utilise Garance.
- Une odeur de jacinthe, non ?
- Je ne sais pas.
- Ta tante Garance utilisait un parfum de jacinthe.
- Tu vois !
- Je ne vois rien du tout, s’est énervé mon père.
J’ai fait une enquête. Le parfum était bien
celui de la jacinthe. Aucun détergent à la jacinthe n’étant proposé sur le
marché, j’ai fini par demander à Robote Garance qui m’a répondu un peu
gênée :
- J’ai une petite fuite au niveau des rotules. Pour éviter que l’odeur d’huile ne t’incommode, j’ai commandé un parfum à la jacinthe.
Mystère résolu. J’étais maintenant convaincu que
ma robote était la réincarnation
de Tata Garance.
Qui a jamais
entendu parler d’une robote qui se parfume ?
Quand j’ai essayé d’expliquer ça à mes amis,
ceux-ci n’ont rien voulu entendre. Pourtant, la voix de ma robote, son parfum, les
fêtes qu’elle organisait, son attention pour moi, son humour de caniveau… Tata était réincarnée ! On peut bien
se réincarner en scarabée. Pourquoi ma tante, pour se réincarner, n'aurait-elle pas choisi ma robote plutôt qu’un scarabée beaucoup plus limité au
niveau de la comprenette.
Comme la réincarnation de Tata Garance n’intéressait pas mes amis qui me
traitaient de dingo, j’ai commencé à en parler
sur Twitter. J’ai expliqué que le passage de ma tante en
robote était un cas classique de transmigration des âmes, comme les Indous, les
Égyptiens, les Grecs et bien d’autres y ont toujours cru. Dans un cycle, les âmes
passent d’un corps à l’autre dans un parcours chronologique, pour plusieurs
« incarnations ». J’ai cité abondamment les analyses du psychiatre Ian
Stevenson de cas de réincarnation. J’ai osé dire au monde entier que, pour moi,
Tata Garance avait embarqué en passagère dans l’IA de ma robote pour continuer
à s’occuper de moi.
Mon nombre de followers
a explosé et mon père a proposé que j’aille consulter un psy.
Sébastien, un copain informaticien a beaucoup insisté
pour que je le laisse auditer le logiciel et les données de Robote Garance. Pour
avoir la paix, j’ai accepté, après lui avoir fait promettre de ne rien modifier
de ma robote.
Robote Garance ne lui a rien caché. Sébastien a assez vite découvert que ma robote avait fouillé dans les archives familiales pour y trouver des heures
d’enregistrement et des centaines de pages de Garance. Pour me faire plaisir,
elle s’est alors glissée dans les pantoufles de ma tante et la faite revivre tout simplement en l'imitant. Je n’ai
pas voulu le croire mais Robote Garance a confirmé.
J’ai mis du temps à accepter. Mais finalement
je me suis dit que, d’une certaine façon, ce n’était pas faux de dire que Tata
s’était réincarnée, car c’étaient bien ses traces numériques qui guidaient
Robote Garance. Juste avant de fermer mon compte Twitter, j’ai balancé un
dernier tweet : « Les humains parlent depuis toujours de réincarnation. En
utilisant des techniques d’apprentissage automatique, ma robote l’a fait ! »
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