vendredi 1 mars 2019

Le cyberespace, c'est ici et nulle part ailleurs

On entend parfois dire de quelqu'un, souvent d'un ado, qu'il ou elle « vit dans son monde virtuel ». Cela suggère que cette personne passe son temps connectée à un téléphone ou à un autre terminal, plongée dans un monde numérique. Mais en quoi le monde numérique est-il virtuel ? Quand nous conversons sur Internet avec des amis, que nous sommes connectés à un réseau social, les gens avec lesquels nous communiquons ne sont pas virtuels. De même, la carte numérique qui nous aide à trouver notre chemin est bien plus proche de la réalité que le plan en papier d'antan : un point nous situe ; les travaux, les bouchons sont indiqués ; en zoomant, nous faisons apparaître des détails. Autre exemple, les paiements électroniques, comme les bitcoins, sont basés sur des échanges d'informations numériques, mais ils nous permettent de payer des biens bien concrets.
Ce reproche de déconnexion d'avec le monde réel est particulièrement aigu pour les jeux vidéo. Ceux-ci nous éloigneraient de la réalité. Certes, ils nous permettent de vivre des aventures imaginaires, parfois même de les partager avec d'autres dans des jeux en ligne. Mais où est la nouveauté ? La lecture permettait déjà de vivre de telles aventures. Même le partage d'imaginaires existait déjà à travers les jeux de rôle, et des pratiques ancestrales théâtrales ou enfantines. Certains jeux vidéo sont accusés d'être hyperviolents. Leur violence n'a pourtant rien à envier à celle de certains contes qui ont bercé notre enfance. On insiste sur le fait qu'un djihadiste ou l'auteur d'une fusillade dans un lycée était un adepte de ces jeux. Mais ces derniers sont si populaires parmi les jeunes qu'il n'y a rien de surprenant à cela. La différence peut-être essentielle entre les jeux vidéo et des formes plus classiques de loisirs est qu'ils nous font évoluer dans des mondes qui ressemblent de plus en plus au monde réel. Ce réalisme faciliterait-il le basculement dans une violence véritable ? Les recherches scientifiques sur les liens entre jeux vidéo et violences restent controversées. La fausse impression de virtualité du monde numérique tient sans doute beaucoup au caractère immatériel de l'information numérique, qui n'a pas de substance, pas de masse et ne sacrifie pas aux lois de la physique, même si les effets de la transformation numérique, tels les data centers, sont, eux, bien matériels. Cette absence de substance n'empêche pourtant pas des physiciens d'utiliser des simulations numériques pour tester leurs hypothèses sur le monde réel. Les chercheurs dans de nombreux autres domaines, de la biologie à la sociologie, y ont d'ailleurs également massivement recours.
La référence à la simulation peut nous conduire loin, à l'« hypothèse de simulation », qui soutient que nous vivons, nous-mêmes, à l'intérieur d'une simulation. Elle est présente dans le questionnement de Tchouang-tseu, penseur chinois du IVe siècle avant notre ère : est-il un homme ayant rêvé qu'il était papillon ou ce papillon en train de rêver qu'il est Tchouang-tseu ? C'est aussi le sujet de nombreuses histoires de science-fiction, comme le film Matrix, sorti en 1999. Cette hypothèse est même argumentée par des philosophes, tel le Suédois Nick Bostrom. Pour lui, notre vie serait juste une simulation. Mais ce n'est pas ici la question - les parents qui reprochent à leur ado de vivre dans son monde virtuel ne doutent pas une seconde qu'eux vivent dans un monde bien réel.
L'omniprésence des questions numériques dans l'actualité est bien là pour nous rappeler que le monde numérique n'a rien de virtuel. Quand les réseaux sociaux ne protègent pas nos données numériques, c'est la confidentialité de nos vies qui est menacée. Quand la vente en ligne fleurit, c'est le commerce du coin de la rue et le supermarché traditionnel qui souffrent. Nous pourrions multiplier les exemples. Nous avons trop tendance à croire qu'Internet et le monde numérique en général sont des espaces à part. Non, c'est notre monde réel qui est devenu numérique, et c'est bien pour cela qu'il ne peut être une zone de non-droit, que nous devons y cultiver les valeurs morales que nous avons développées au cours des siècles.

Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris

Cet article est paru dans Le magazine La Recherche, N°537 • juillet-août 2018
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