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mercredi 2 janvier 2019

Les limites du droit à l'oubli

Dans la chronique « La boîte à chaussures, dépositaire de notre mémoire », nous avions discuté du besoin d'oublier pour ne pas être submergés par un flot de données. Nous considérons aujourd'hui la nécessité d'oublier telle que formulée par le « droit à l'oubli », affirmé en particulier par l'Union européenne : une personne peut exiger qu'une information, par exemple une photo où on la voit fumer une substance illicite, soit effacée d'un système informatique.

« Oublie-moi ! » C'est un ordre auquel j'ai parfois du mal à me soumettre. Pire, le simple fait de me demander d'oublier quelqu'un le rappelle encore plus à mon souvenir. Sur Internet, on parle dans ce cas d'« effet Streisand », en référence à ce qui s'est passé en 2003. La chanteuse américaine Barbra Streisand a voulu faire interdire la diffusion, sur un site web, d'une photo aérienne de son domaine. Cette demande a encouragé plusieurs centaines de milliers de personnes à consulter le cliché sur le site le mois suivant.

L'évolution d'Homo sapiens n'a pas jugé bon d'y inclure un algorithme d'effacement de la mémoire. Seul le temps favorise l'oubli. Si nous effaçons aussi des souvenirs - parce qu'ils sont trop durs, parce que nous en avons honte -, c'est inconsciemment, en évitant d'y penser. Nous ne disposons pas de code dans notre cerveau pour passer en revue nos milliards de neurones et en effacer une information spécifique. Les systèmes informatiques sont confrontés à la même question avec le droit à l'oubli. La première réaction des ingénieurs est : « Ça ne va pas être possible ! » Pour l'une de vos photos, des copies ont pu être faites par certains de vos amis, des amis d'amis... D'autres existent sur Internet dans des mémoires caches ou se trouvent dans des sauvegardes. Pour être clair, le système ne sait pas toujours où sont les copies et on préfère, autant que possible, éviter de modifier les sauvegardes qui en contiennent certainement.

En 2011, un étudiant autrichien en droit, Max Schrems, a demandé à Facebook une copie de toutes ses données personnelles (un fichier de plus de 1 200 pages). Il y a découvert des informations qu'il avait pourtant effacées. Une série de plaintes qu'il a déposées ont finalement conduit la Cour de justice de l'Union européenne à invalider l'accord « Safe Harbor » sur l'utilisation, par les entreprises américaines, de données d'utilisateurs européens.

Les lignes bougent. Le droit à l'effacement s'installe en Europe et cela pose des problèmes aux entreprises. Oublier une information dans un système informatique complexe, comme forcer un individu à oublier une information, c'est mission impossible. Pourtant, c'est devenu la règle !
Il existe plusieurs niveaux de réponses. Le premier est utilisé sur Internet : le déréférencement. Plutôt que d'interdire une page, on va demander au moteur de recherche d'arrêter de la faire apparaître dans les résultats de recherche. Étrange pouvoir judiciaire des ingénieurs, qui dit beaucoup du Web : si une information n'est plus référencée, c'est un peu comme si elle n'existait plus. À un deuxième niveau de réponse, le système « fait de son mieux » en effaçant les copies de l'information dont il a connaissance. Mais elle reste peut-être dormante, dissimulée. Un bug informatique, un piratage, peut la faire ressurgir.

Le dernier niveau est le droit à l'oubli « par construction ». L'idée est de tenir compte de ce sujet dès la conception du système informatique. Typiquement, pour qu'un tel système fonctionne, le moindre bout d'information doit inclure sa provenance. Ces systèmes peuvent se servir des mêmes techniques de traçabilité que celles qui sont utilisées dans l'industrie alimentaire pour savoir, par exemple, ce qu'ont mangé les vaches dont vient le lait d'un yaourt particulier.

Pour conclure, le droit à l'oubli peut être garanti, mais il a des limites ; il peut entrer en conflit avec d'autres droits, comme celui à l'information ou la liberté d'expression. On imagine mal, même si elle avait vécu assez longtemps pour cela, Charlotte Corday demandant, au nom du droit à l'oubli, la destruction du tableau de Jacques-Louis David, La Mort de Marat, ou surtout de celui de Paul Baudry, Assassinat de Marat, où sa meurtrière est représentée.

Serge Abiteboul, Inria et ENS, Paris

Cet article est paru dans Le magazine La Recherche, N°535 • Mai 2018
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