mardi 17 novembre 2020

10. Les mille et une secondes

Ils sont invités à dîner chez Schéhérazade. Couvre-feu oblige, ils se mettent à table affreusement tôt. Comme d’habitude, la nourriture est extraordinaire : un « addasse polow », du riz aux lentilles avec des raisins secs, et la grande spécialité de Schéhérazade, le « koukou », à la fois une omelette et une tarte aux légumes, une tuerie.

Il est déjà l’heure de partir quand l’alcool commence à faire son effet et que la soirée s’anime. Les amis filent au gré des temps de trajets, d’abord les Ignymontains qui en ont pour plus d’une heure, puis le Sévrien, qui n’en a pas pour beaucoup moins. Ne reste plus que Charles qu’attend juste une traversée de Paris.

Quand il se lève pour prendre congé, Schéhérazade amène leur conversation sur la nouvelle saison de dix pour cent.

Quand il fait mine de partir pour la seconde fois, elle se décide à lui divulguer que Clotilde a un nouvel ami, le scoop. 

...

Le temps passe et à chacune des tentatives de départ de Charles, elle découvre un nouveau sujet.

Quand il a déjà son manteau sur le dos et la main sur la poignée de la porte, Schéhérazade se lance :

  • Je ne sais pas si c’est le moment pour te parler de ça. Nous nous connaissons depuis des années... Tu te souviens de notre premier dîner, seuls tous les deux... C’était une terrasse, rue Daguerre.
  • Bien sûr, je m’en souviens.
  • Au moment de nous quitter…
  • Oui ?
Charles a presque ajouté : « allez, accélère ! » Elle hésite une longue seconde :
  • Qu’aurais-tu fait si je…
  • Oui ?
  • Si je t’avais embrassé…
Il comprend bien qu’elle ne parle pas de bises sur la joue mais de joindre délicatement leurs deux bouches. Il se souvient combien il attendait cela, combien il le désirait, mais il n’avait pas osé faire le premier pas. Elle émettait des signaux contradictoires : j’aimerais – je ne préfèrerais pas. Il a eu peur de se planter, peur du ridicule.

Schéhérazade finit par rompre le silence :
  • Laisse tomber. On parlera de cela une autre fois. Tu vas planter le couvre-feu.
C’est à son tour à lui d’hésiter. Et puis il se lance :
  • J’avais très envie de t’embrasser. Tu aurais pu être plus explicite.
  • Je t’ai dit que j’étais timide et que j’aimais que le garçon fasse le premier pas.
  • Je t’ai dit que j’avais peur de passer pour un dragueur lourdingue et que je préférais que la fille fasse le premier pas. Au minimum, tu aurais pu montrer clairement que tu étais intéressée.
  • J’ai cru le montrer.
Ils se taisent, rejouant dans l’instant des moments de ce repas, les doutes d’alors. Plus de dix ans ont passé. Chacun des deux a connu des relations, des séparations. Ils sont conscients que tout aurait pu basculer ce jour-là. Le regret est établi des deux côtés.

Elle est honnête, trop comme toujours :
  • Je ne suis plus amoureuse de toi.
  • Moi non plus.
Il ajoute après une hésitation
  • Mais, peut-être le couvre-feu nous offre-t-il une seconde chance.
Ils rejoueront souvent cet échange. Elle dira, à juste titre, que c’est elle qui a gagné du temps pour l’obliger à rester. Lui maintiendra qu’il avait compris son manège et qu’il l’a bien aidée.

Ils ne savent pas que mille et une secondes ont passé depuis qu’ils ont parlé de dix pour cent, c’est-à-dire seize minutes et quarante et une secondes. Ils se doutent bien qu’il est maintenant trop tard pour qu’il puisse rentrer chez lui en respectant le couvre-feu.

Elle sourit :
  • Tu n’as plus qu’à dormir ici.
  • Ton divan est inconfortable, proteste Charles.
  • Qui te parle du divan ? conclut Schéhérazade. 
 

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